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(die vergesellschaftenden Momente), sur les origines de la morale et ses rapports avec le droit. Mais si on ne peut méconnaître les mérites intrinsèques de l’œuvre, il nous semble que la thèse soutenue par l’auteur n’est ni démontrée ni bien féconde.

On nous représente les sociétés comme des forces, simples et indivisibles, qui mènent et poussent violemment devant elles les individus dont elles sont composées. Mais n’est-ce pas admettre je ne sais quel principe social, fort analogue au principe vital d’autrefois, quoique moins scientifique encore ? N’est-ce pas faire reposer toute la sociologie sur une de ces idées confuses que Gumplovicz relève parfois, et si sévèrement, chez ses adversaires ? Sans doute une société est un être, une personne. Mais cet être n’a rien de métaphysique. Ce n’est pas une substance plus ou moins transcendante ; c’est un tout composé de parties. Mais alors le premier problème qui s’impose au sociologue n’est-il pas de décomposer ce tout, de dénombrer ces parties, de les décrire et de les classer, de chercher comment elles sont groupées et réparties ? C’est justement ce que Schaeffle a voulu faire dans le premier volume de son Bau and Leben et voilà le grand service qu’il a rendu à la science. Il est certain que son analyse a besoin d’être corrigée et surtout simplifiée. Il n’en est pas moins le premier qui ait posé et tenté de résoudre cette question sans laquelle il n’est pas possible d’aller plus avant.

Puisqu’il n’y a dans la société que des individus, ce sont eux et eux seuls qui sont les facteurs de la vie sociale. Qu’une circonstance quelconque les modifie, et la société se modifiera du même coup. Et il n’est pas du tout nécessaire que le changement social soit importé du dehors ; il peut naître au sein d’un de ces groupes élémentaires et simples qui sont la base de toute société. Sans doute, si tout y était absolument homogène, tout y resterait immobile et au même niveau. Mais si semblables qu’en soient les membres, il y a cependant entre eux des différences qui provoquent les changements. Cette différenciation des individus tend même aujourd’hui à s’accroître de plus en plus, comme l’a démontré le docteur Le Bon[1], et c’est ce qui fait que les transformations sociales deviennent de plus en plus rapides. Mais, dit-on, l’individu est un effet, non une cause ; c’est une goutte d’eau dans l’Océan ; il n’agit pas, il est agi et c’est le milieu social qui le mène. Mais de quoi ce milieu est-il fait, sinon d’individus ? Ainsi nous sommes à la fois agents et patients, et chacun de nous contribue à former ce courant irrésistible qui l’entraîne. En résumé, l’évolution sociale est exactement l’inverse de celle que nous décrit l’auteur. Elle ne se dirige pas du dehors au dedans, mais du dedans au dehors. Ce sont les mœurs qui font le droit et qui déterminent la structure organique des sociétés. L’étude des phénomènes sociologico-psychiques n’est donc pas une simple annexe

  1. Recherches anatomiques et mathématiques sur les variations du volume du crâne, par G. Le Bon.