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CH. SECRÉTAN. — la femme et le droit

avouable pour établir sur ce point une différence entre celle qui procure une satisfaction désirée et celui qui en paie le prix. Mais il faudrait plainte et jugement. Prévenir le mal est ce qu’il y a de mieux, aussi longtemps qu’on peut le faire sans produire un autre mal. Mais prévenir par la contrainte est le pire mal, puisque c’est la suppression de la liberté, qui est juridiquement le grand bien, l’unique bien. Nulle argutie ne saurait autoriser la police à priver de leur liberté des personnes contre lesquelles elle ne saurait porter aucune accusation légale.

Enfin, s’il n’y a pas de délit dans le fait simple de louer son corps, il ne doit pas être permis de tirer un lucre du corps d’autrui, tant sont puissantes les présomptions de contrainte et de fraude en un contrat de cette espèce. L’objet d’ailleurs en est énorme : celui qui peut être contraint par la volonté d’un autre à livrer son corps au premier venu subit le pire des esclavages, et l’on ne saurait assurer l’observation de tels engagements sans un recours, hypocrite ou franc, à tous les moyens cruels employés pour le maintien de l’esclavage. La loi pénale réprime généralement de tels actes, l’opinion les tient pour infâmes ; la police ne saurait sous aucun prétexte être autorisée à tolérer, à patenter, à fomenter des infamies qui sont des crimes lorsqu’elles se commettent en dehors de son patronage.

Il ne convient pas d’insister : les plus chauds partisans de la police des mœurs n’essayent pas de la défendre au nom du droit ; ils invoquent un intérêt supérieur, aujourd’hui la salubrité publique, pour faire accepter des ordonnances dont ils reconnaissent la contradiction flagrante avec les idées qui servent de base à la législation. Quand les mesures qu’ils soutiennent auront fait disparaître la prostitution clandestine, dont les chiffres sont au moins décuples de la patentée ; quand une statistique précise aura démontré que ces mesures préventives atteignent leur but ostensible et ne constituent pas elles-mêmes un danger d’infection, comme on les en accuse, il sera temps d’examiner si le but à atteindre vaut les sacrifices au prix desquels on le poursuit. Il n’est pas encore bien certain que le sujet n’exige pas une réglementation particulière, que ce métier n’autorise pas des précautions plus ou moins dérogatoires à la liberté des personnes qui l’exercent ; peut-être les vraies mesures à prendre choqueraient-elles étrangement nos conventions et nos habitudes, mais on ne saurait souffrir sous quelque prétexte que ce soit celles qui protègent le crime en patronnant le commerce et la location des femmes, qui entravent le retour à une vie régulière et qui autorisent à marquer qui que ce soit d’infamie, même les filles du peuple, sans jugement et sur de simples soupçons.