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serait curieux de connaître quels sont ces « monuments du plus ancien style » caractérisés par une richesse d’attributs qui ne se trouvent réunis que dans les œuvres d’art de l’époque gréco-romaine.

Les épigraphistes, de leur côté, demanderont avec inquiétude des spécimens des « bornes sur lesquelles on inscrivait les arrêts de proscription et les noms des criminels pour les frapper d’infamie. » Quelle bonne fortune ce serait pour la science si M. Lafargue avait découvert un monument de ce genre ! Mais j’ai peur qu’il n’ait quelque embarras à nous le faire voir.

Les mêmes épigraphistes trouveront à redire plus haut (p. 262) : « La disposition des lignes avait, en Grèce, une origine paysanne. Les premières lois d’Athènes étaient écrites alternativement de droite à gauche et de gauche à droite, à la manière des bœufs qui labourent. » M. Lafargue est-il bien sûr que l’écriture βουστροφηδόν ne s’explique pas sans faire intervenir les contadini de Vico ? Qu’il écrive une phrase quelconque sur la circonférence d’une roue, qu’il se figure ensuite que la roue s’aplatisse en ellipse et se réduise enfin à deux lignes parallèles : la phrase sera devenue un beau spécimen d’écriture βουστροφηδόν. C’est ainsi, comme on peut le prouver par la comparaison de nombreux monuments, que ce genre d’écriture naquit chez les Grecs : la désignation d’écriture en sillons ne lui fut appliquée par les grammairiens que longtemps après qu’elle eut cessé d’être en usage.

D’aucuns demanderont aussi pourquoi le « phénomène d’hippomorphisme, » qui consiste en ce que « l’homme prit le nom de sa monture, » est représenté comme propre aux temps féodaux. Il semble, au contraire, que ce phénomène est très ancien, puisqu’à côté de cavalier, chevalier, caballero, on peut citer le latin eques et le grec ἱππεύς ; On pourrait aussi rappeler que les equites et les ἱππεῖς constituaient une caste privilégiée dans les sociétés antiques, et qu’un eques était dégradé lorsqu’on le privait de son cheval.

Enfin, ceux qui savent parler le grec moderne ne lisent pas sans surprise qu’ « ἀγαθός ne pouvait devenir grotesque ; bonnasse était εὐήθης. » Mais ἀγαθός est précisément aujourd’hui synonyme d’εὐήθης, et si M. Lafargue va quelque jour en Grèce, je ne lui conseille pas de traiter d’ἀγαθός un bourgeois d’Athènes qui lui aura montré le chemin. Le bourgeois répondrait : « Ἀγαθός, toi-même ! »

Salomon Reinach.