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portent avec eux l’idée de la profondeur, et le visum unique pourra être pur de toute idée de ce genre. Cette circonstance est réalisée dans l’observation suivante :

Assis dans un fauteuil, je lis un journal, à la lumière d’une lampe. Un œil me pique ; il me paraît fatigué ; je le ferme. Je suis absolument immobile. À quelle distance me paraît être le journal que je tiens à la main ? À aucune. Est-ce à dire qu’il me paraît à une distance nulle et collé contre ma figure ? Non ; car une distance nulle, c’est une distance déterminée, ce n’est pas aucune distance. Si je n’ai pas la notion de la distance, je n’ai pas la notion d’une distance nulle ; en réalité le journal me paraît à une distance indéterminée ; je ne vois pas où il est, et, comme je ne vois que lui et ne bouge pas, je ne sais pas s’il est loin ou près de mes yeux ; je puis le supposer à la distance que je voudrai ; le visum ne me contredira pas.

On dit encore que les objets vus par vision monoculaire paraissent plans. Ils paraissent plans en effet quand la vision n’est pas pure de toute idée de profondeur ; l’objet vu à travers un espace vide paraît alors collé sur le mur du fond, et d’ailleurs nous imaginons facilement le plan et ses déterminations empiriques, mur, tableau, ombre, quand nous avons l’idée de la non-profondeur. Mais si nous supposons l’idée de la profondeur totalement absente de l’entendement, quelle distinction pourrons-nous faire entre le plan et une surface courbe ? Toute surface courbe utilise la profondeur pour prendre sa forme caractéristique ; le plan se distingue des surfaces courbes en ce que seul il n’utilise pas pour se former la profondeur qui l’entoure ; il implique dans sa définition la négation de la profondeur, tandis que les surfaces courbes impliquent chacune une certaine détermination positive de la profondeur. En l’absence de la profondeur, toutes les surfaces courbes se confondent, et la surface courbe en général ne se distingue pas du plan. La surface propre des visa est donc la surface indéterminée et non pas la surface plane.

En résumé, la nature de la surface vue, comme la distance qui nous en sépare, ne saurait être déterminée que par l’idée de la profondeur ; le visum de la vision monoculaire et pure est une surface indéterminée située à une distance indéterminée, c’est-à-dire une surface pure, indépendante de toute profondeur[1].

V. Egger.
  1. Je pense répondre ainsi aux difficultés si ingénieusement opposées par M. Janet (article déjà cité, p. 19-44) à la théorie vulgaire de l’espace visuel, telle qu’on l’expose d’ordinaire. — Helmholtz dit à plusieurs reprises que la surface du champ visuel est une surface indéterminée (Optique physiologique, trad. franc., p. 685, 744, 190).