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recourir aux arguments du transformisme contre la permanence des races, on comprend qu’une différence de plus ou de moins, susceptible de dégradations infinies, ne saurait enlever ni conférer la personnalité juridique. Où planter la borne ? Aldrige, W. Douglas, Toussaint-Louverture, Moschesch, roi des Bassoutos[1] n’étaient-ils pas naturellement supérieurs à tel de nos innombrables souverains ? Nous tous, aux yeux d’un Athénien, se serions-nous pas gens manifestement créés pour la servitude ? Le suffrage universel promène le rouleau compresseur sur toutes les provinces de notre civilisation défaillante, et franchement ne prêterions-nous pas sujet à rire en essayant d’asseoir le droit sur la capacité dans un pays béni du suffrage universel ? L’infériorité cérébrale n’autorise donc pas plus que l’infériorité musculaire à séparer la personnalité juridique de la personnalité morale, pour refuser la première à des êtres élevés par la nature à la seconde. Si la femme est une personne, elle est juridiquement son propre but, la loi doit la traiter comme telle et lui reconnaître des droits.

Et en effet, nominalement la loi reconnaît des droits à la femme : lorsqu’elle est majeure et célibataire, elle peut même en exercer quelques-uns. Mais ces droits que lui mesure la loi civile ne sont pas des droits véritables. Dans l’état social, dont les besoins matériels et les dispositions morales des individus, la direction générale des volontés forment la condition, la guerre de tous contre tous n’est pas supprimée, mais simplement restreinte et régularisée ; la position de chacun s’y trouve constamment menacée par des rivaux, et les seuls droits véritables y sont des droits garantis. Dans l’idéal, la personne serait l’auteur et l’arbitre de sa destinée, et de fait elle l’est encore, mais seulement dans les limites que trace la loi. La compétence de chacun est déterminée par la loi, il ne possède d’autres droits effectifs que ceux qui lui sont conférés par elle. L’équivalent de l’empire à peu près absolu qu’il est contraint d’accorder à la loi sur sa personne réside manifestement en ceci que lui-même est législateur. Telle est la justification du suffrage universel, où la capacité n’entre point en compte. Capable ou non, chacun étant intéressé, chacun prétend donner sa voix au chapitre. Chaque citoyen légiférant pour lui-même et pour les autres directement ou indirectement, on se flattait que tous les législateurs ayant un même intérêt à respecter les droits individuels, ceux-ci seraient garantis par la loi d’une manière à peu près suffisante.

  1. Voir sur ce chef, et sur la civilisation des Bassoutos, dont il a pris l’initiative, Mes Souvenirs, par le missionnaire français Casalis. Paris, chez Fisbacher.