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BEAUNIS. — l’expérimentation en psychologie

ainsi par suggestion non seulement des modifications temporaires, mais des modifications persistantes du caractère. Mlle A… E…, qui était anémique et avait des idées tristes, était devenue beaucoup plus gaie depuis qu’elle était hypnotisée (au bout d’un mois) ; elle constatait parfaitement elle-même le changement qui s’était opéré dans son moral ; elle était devenue plus gaie, moins sombre et en même temps, disait-elle, plus sérieuse. Le Dr Liébault, qui dans sa longue carrière a eu de nombreuses occasions d’expérimenter sur ce sujet, serait plus compétent que moi pour traiter cette face de la question ; mais j’en ai vu chez lui un exemple frappant. M. D… était grand fumeur et en même temps grand buveur de bière, ce qui va souvent ensemble, et cela à un tel degré que sa santé en était réellement compromise et inquiétait sa famille. M. Liébault l’hypnotisa et lui suggéra pendant son sommeil qu’il ne fumerait plus et ne boirait plus de bière ; il lui traça en un mot tout un programme hygiénique qui, suivi docilement par le sujet, amena un résultat excellent que toutes les exhortations de sa famille et la volonté même de M. D… avaient été impuissantes à obtenir. Quelques séances d’hypnotisation et la suggestion avaient suffi. Le même effet fut obtenu par le même moyen sur un médecin, très distingué d’ailleurs, mais trop adonné à l’alcool ; chez lui aussi quelques séances suffirent ; mais au bout de trois mois il retomba dans ses habitudes d’intempérance et je ne sais s’il a de nouveau eu recours au Dr Liébault. On conçoit facilement en effet que, dans les cas invétérés, et quand il s’agit de modifier des habitudes prises depuis longtemps et de changer radicalement le caractère, il faille s’y prendre à plusieurs reprises et continuer pendant longtemps les suggestions hypnotiques. Mais il faut évidemment que le sujet s’y prête un peu lui-même. Je citerai à ce propos un exemple curieux. On amène un jour au Dr Liébault un enfant indolent et paresseux dont on ne pouvait rien faire. M. Liébault l’endormit et lui suggéra de bien s’appliquer et de travailler ; tout alla bien pendant quelque temps et l’enfant faisait merveille. Mais au bout de quelques mois les habitudes de paresse reprirent le dessus ; les parents voulurent essayer du même moyen, mais on se heurta à un obstacle inattendu ; l’enfant ne voulut absolument pas se laisser endormir ; il avait travaillé parce qu’il y avait été forcé par la suggestion qui lui avait été faite, mais il avait travaillé à contre-cœur et ne voulait plus s’exposer à recommencer. Il était, comme Figaro, paresseux avec délices et toutes les exhortations de ses parents restèrent sans effet sur lui.

Les cas analogues sont trop peu nombreux jusqu’ici pour savoir jusqu’à quel degré on peut ainsi modifier par suggestion l’état moral