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RECHERCHES SUR LES
ORIGINES DE L’IDÉE DU BIEN ET DU JUSTE


I

L’étude combinée de la logique et de la grammaire, ainsi que le constatait M. P. Regnaud dans la Revue philosophique de février 1885, a depuis longtemps démontré que le sens abstrait d’un mot est postérieur à son sens concret, que par exemple l’idée que rend Speciosus dans le sens de Beau est une abstraction de son sens étymologique : visible, manifeste, éclairé, brillant. Démontrer que le sens abstrait est postérieur au sens concret, c’est prouver que les idées abstraites, morales et autres, sont des idées acquises, ce que nie la philosophie spiritualiste ; — il est donc possible de remonter à leur origine.

Mallinkrot, dans son De arte typographicâ, ne pouvant découvrir de quelle façon les lettres avaient été inventées, — on le sait aujourd’hui, se mettait l’esprit en repos en les considérant comme un don de Dieu. Les hommes n’ont jamais manqué de placer hors de leur portée les causes des phénomènes qu’ils ne savaient saisir. Si des philosophes ont fait des idées abstraites, mathématiques aussi bien que morales, autant d’attributs d’un être surnaturel, qui les communiquait aux mortels au fur et à mesure de leur développement intellectuel et moral, d’autres, au contraire, ont recherché leurs origines, non par delà les nuages, mais sur terre. Le disciple d’Anaxagoras, qui fut le maître de Socrate, Archélaüs, ainsi que les philosophes du xviiie siècle qui reprirent sa thèse, voyaient dans les lois humaines la mère des idées morales, et expliquaient ainsi pourquoi « le trajet d’une rivière faisait crime » ce qui était vertu en deçà[1]. Il est, en effet, hors de dispute que les lois d’un pays déterminent jusqu’à un certain point ses notions du juste et de l’injuste ; par exemple, là où les lois autorisent l’esclavage, les hommes aux consciences les plus pointilleuses trafiquent sans scrupules avec le bétail humain. Mais les lois ne se formulent que lorsque les phéno-

  1. Montaigne, Essais, liv. II, ch.  xii.