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CH. SECRÉTAN. — évolution et liberté

espèce, avec les attributs qui le caractérisent ; on estime en particulier qu’il a créé l’homme tel qu’il est, avec sa constitution physiologique, avec son milieu naturel, ses appétits, ses besoins, ses passions peut-être ; et l’on ajoute qu’il lui a donné la liberté morale, laquelle implique la connaissance du bien et du mal. La tradition des Hébreux bien que l’homme s’est procuré lui-même la connaissance du bien et du mal, mais, suivant elle, cette connaissance a pour origine l’oubli d’une défense que l’homme avait été capable d’entendre et qu’il pouvait et devait considérer comme obligatoire. Sa désobéissance n’aurait donc eu pour effet que de confirmer avec une précision douloureuse un sentiment qu’il avait déjà. L’homme aurait été créé de toutes pièces, adulte sans doute, et dans un milieu déterminé. Dans ces conditions la liberté de l’homme est à peu près inconcevable ; on ne s’explique pas qu’une économie étant statuée avec tous ses éléments constitutifs déterminés, le cours qu’y suivront les choses ne soit pas déterminé par là-même. Il y a quelque contradiction, ce me semble, dans l’idée d’un être originairement pourvu d’une organisation complète, c’est-à-dire déterminé, et doué par surplus du libre arbitre, c’est-à-dire indéterminé. Je sais bien que cette opposition d’une nature et d’un naturel donnés avec le libre arbitre, chacun de nous la trouve réalisée en lui-même au témoignage de sa propre expérience, si du moins il fait entrer dans les données de l’expérience la conscience morale et son inévitable postulat. Mais entre certaines limites la nature humaine est modifiable par l’action de l’individu sur lui-même et plus encore par les actions accumulées d’une série de générations. Puis, la liberté que l’expérience nous fait trouver en nous-même est singulièrement limitée : nous n’obtenons point de nous tout ce qu’il semblerait possible d’en obtenir, nous ne réussissons pas à vouloir faire tout ce que nous jugerions bon qu’il fût fait. Nous voyons donc bien que la contradiction entre une nature donnée et la liberté peut se réaliser, puisque individuellement nous la réalisons en quelque mesure, mais nous l’éprouvons comme contradiction, et cette contradiction fait le tourment de notre existence. Dès lors il devient très difficile de la considérer comme une donnée primitive de la création. Mais l’idée de l’évolution nous semble lever ou du moins atténuer la difficulté. C’est précisément cette liberté limitée par une nature, cette nature affectée de liberté que nous cherchons à nous expliquer par l’évolution. Arrêtons-nous un peu sur ce point.

Dans la pureté de l’idée, être libre, c’est se faire soi-même. Nous ne comprenons pas cette liberté, même en Dieu. Néanmoins nous pouvons aussi bien l’attribuer à Dieu que de lui donner aucun