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appeler mythologique, mais qui n’en persiste pas moins dans la conscience à travers toute l’évolution religieuse, philosophique et scientifique de l’humanité. Cette intelligence inconsciente, profondément sagace et parfois aveuglée, nous offre un moyen d’expliquer les phénomènes dont le principal défaut serait d’être trop commode. La science n’atteignant son objet propre qu’en montrant l’enchaînement nécessaire des phénomènes avec les phénomènes, a grande raison de ne s’en point contenter ; mais l’éliminer n’est pas au pouvoir de la science. La Nature, en ce sens actif du mot nature, n’est pas une suffisante explication des faits, elle est un fait elle-même. C’est ce fait d’une intelligence imparfaite présidant aux arrangements du monde visible qui nous pose la question la plus impérieuse. Voici comment je cherche à l’entendre.

Je crois que le monde phénoménal tout entier s’est produit et se conserve lui-même par un mouvement dont les lois du mécanisme règlent la marche, sans l’expliquer à elles seules et sans en déterminer la fin. Dans mon opinion, le monde s’est produit lui-même en partant non pas du néant, mais des ténèbres, d’un minimum d’être, qui pour l’imagination sensible sera peut-être la nébuleuse où l’hypothèse évolutioniste cherche à rattacher ses calculs. Mais l’œil de l’esprit remonte au delà de la nébuleuse et ne trouve un vrai commencement des choses finies que dans l’idée d’une évocation, d’un appel, d’un fiat, d’une manifestation de volonté, qui devient la substance et le germe de l’univers. Cette manière de me représenter la genèse des êtres particuliers est la seule qui réponde aux besoins de ma pensée et de ma conscience, la seule où se réalise approximativement la notion obscure, mais indispensable, d’une création, la seule qui me donne une créature distincte de son créateur.

Distinguer la créature du créateur effectivement, et non pas seulement en paroles, est une condition indispensable pour donner une assiette théorique à l’idée de la liberté humaine. La doctrine évolutioniste réalise cette distinction mieux que tout autre. Indépendemment de l’induction puissante mais incomplète qui porte les naturalistes à l’évolution, telle est ma raison personnelle pour me rattacher à cette vue des choses. J’affirme l’évolution dans l’intérêt de la liberté ; le motif qui m’y porte est donc un motif religieux.

Essayons de l’expliquer : Je pars de Dieu, parce que ma raison ne saurait trouver de commencement que dans la perfection, c’est-à-en Dieu. Sans approfondir maintenant les motifs de cette croyance, je pars de Dieu, et par conséquent de la création. Il s’agit pour nous de comprendre le rapport du Dieu créateur et de la créature. Il s’agit de les comprendre de manière à concevoir la liberté de la