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tion de Dumont ne se trouve pas modifiée. Mais le mérite revient à Mlle S, Rubinstein plus encore qu’à Kuno Fischer d’avoir montré le moyen, l’artifice du mot d’esprit. A-t-elle pris garde cependant que ce « rapport caché », ce tertium comparationis, sert tout justement à faire éclater le contraste, la non-convenance des deux représentations ? La rupture se fait, à mon avis, sur ce rapport fictif, sur ce contact glissant, et le comique sort de là.

Des situations particulières peuvent être distinguées. Ou bien les deux représentations, images ou figures, se croisent en amenant une sorte d’interversion, des personnes ou de la cause et de l’effet, du sujet et de l’attribut. Ainsi le mot du librettiste, M. de Saint-Georges, quand ayant fait teindre ses cheveux blancs, il disait à ses amis qui s’étonnaient de ses cheveux noirs : « Oh ! je n’étais plus digne des autres. » La réplique d’Alexandre à Parménion (J’accepterais les propositions de Darius, si j’étais Alexandre. — Et moi si j’étais Parménion) est un autre exemple du même cas, exemple où Mlle S. Rubinstein découvre son signe négatif, soit ici la négation du semblable dans la situation de Parménion et dans celle d’Alexandre.

Ou bien les deux séries se fondent ensemble et une apparente opposition s’anéantit au point de rencontre. Telle mot de Voltaire, je crois : « Si Dieu a fait l’homme à son image, l’homme le lui a bien rendu ! » Telle aussi la repartie de Piron au même Voltaire se flattant qu’on n’avait pas sifflé sa dernière comédie : « Peut-on siffler quand on bâille ? » Ou bien encore les deux séries divergent tout à coup de leur point de contact et elles ont glissé sur un mot à double emploi. Ainsi l’apostrophe du plaisant abbé de Voisenon au prince de Conti, lequel faisait mine, étant fâché contre lui, de quitter son audience au moment où l’abbé s’y présentait : « Ah ! Monseigneur, je vois bien que vous ne me traitez pas en ennemi, puisque vous me tournez le dos ! »

Dans la repartie de Piron, le piquant est que l’idée d’ennui se cache sous les deux termes, et qu’elle est renforcée par leur opposition, sans que le mot ait besoin d’être prononcé. Dans l’apostrophe de l’abbé de Voisenon, la rencontre se fait au contraire expressément sur le mot, et M. Rochefort disait aussi un « jeu de mots », quand il écrivait dans sa Lanterne — que l’empire français, d’après l’annuaire officiel, comptait trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement. À cette classe de mots d’esprit, où un même terme est pris avec deux acceptions, on peut rattacher le calembour (le Klangwitz des Allemands) ; mais le calembour a ceci de particulier, que le comique y tient au double emploi d’un mot et non à l’opposition de deux idées cachées sous le même mot. C’est pourquoi le son du mot y est nécessaire et un calembour ne peut sortir de la langue qui le comporte, tandis que le mot d’esprit est très souvent traduisible.

Il suffira donc quelquefois de donner à deviner ce rapport caché dont parle Mlle Rubinstein, et l’on connaît cette pointe de Voltaire contre les étymologistes de son temps, qui, disait-il, « font peu de cas des voyelles