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La doctrine de Mill, dit Bergmann, tient le milieu entre l’égoïsme et l’altruisme. C’est une inconséquence pour un utilitaire d’accorder une certaine importance à la qualité du plaisir, car il peut bien, après avoir recommandé la recherche du plaisir pour lui-même, préférer un plaisir supérieur en quantité ; il ne peut faire appel à la qualité qu’autant qu’elle entre dans l’estimation de la quantité. Quand Mill dit qu’il faut préférer les plaisirs qui sont en harmonie avec la dignité de l’homme à ceux qui ne le sont pas, il introduit un autre principe que le plaisir et se contredit lui-même. Il en est de même lorsqu’il parle de la vertu : la vertu peut amener après elle du plaisir, elle n’est pas elle-même une espèce de plaisir, et l’utilitaire, conséquent avec sa doctrine, ne peut rechercher la vertu qu’en vue du plaisir qui s’y joint, il ne saurait dire comme Stuart Mill qu’elle est quelque chose de désirable en elle-même. En outre l’utilitarisme, en se plaçant entre l’égoïsme et l’altruisme, a le mérite, il est vrai, d’avoir conservé une place à l’amour de soi-même, mais il a le tort de transformer ce qui est permis quelquefois en une obligation morale, En général d’ailleurs, l’utilitarisme laisse assez obscur le concept d’obligation ; par cela même qu’il ne conçoit pas l’effort moral (sittlicher Trieb) comme rationnel, il ne met pas en lumière le caractère d’inconditionnalité qui appartient essentiellement à la loi morale.

Enfin Bergmann fait à l’utilitarisme une objection qu’il croit capitale. L’utile, dit-il, n’est qu’une pure relation, quelque chose d’indéterminé en soi ; il ne peut pas être le sujet, mais seulement l’attribut de la définition qui détermine la nature du devoir ; tel est le rôle qu’il joue chez Socrate et chez les stoïciens. C’est en revenant au point de vue socratique et en même temps à la Critique de la Raison pratique que Bergmann combat l’utilitarisme et l’égoïsme. Les Allemands n’ont pas besoin d’aller chercher des doctrines étrangères, ils en ont de meilleures chez eux.

Il semble que ce dernier conseil de M. Bergmann n’avait pas été suivi par tous ses compatriotes. La société « Lessing » composée de libres penseurs, a mis dernièrement au concours une exposition rationnelle de lois morales qui ne s’appuieraient que sur des faits indubitables, naturellement connus, et qui seraient propres à servir de règles à toutes les relations de la vie humaine. Le jury, composé des professeur H. Grimm, W. Schérer et du député Lasker, a décerné le prix disputé par 65 concurrents à G. von Gizycki, alors Privat-docent, aujourd’hui professeur à l’université de Berlin. Dans l’ouvrage couronné, l’auteur fondait son système sur un eudémonisme social et plaçait le souverain bien dans le plus grand bonheur du plus grand nombre.

Il défend aujourd’hui dans l’article cité la doctrine qu’il a acceptée contre les critiques de Bergmann.

Il remarque d’abord que Bergmann n’a parlé ni de Bentham, ni de James Mill, ni de Grote, ni de Sidgwick ; il eût donc été plus exact d’annoncer simplement l’examen de la doctrine utilitaire chez Stuart