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n’est point en cause, mais seulement la doctrine d’Herbert Spencer. Darwin a enrichi la science de faits incontestables et le transformisme est plus qu’une hypothèse. La vie est le résultat d’un développement antérieur : rien ne se crée : la morale non plus ne saurait être l’effet d’une cause survenant comme à l’improviste et introduisant tout à coup dans la société humaine des relations d’un ordre absolument nouveau. M. Malcolm Guthrie repousse la théorie de la contingence, la seule qu’on puisse sérieusement opposer à celle de l’évolution. Mais pour être évolutionniste on n’est pas contraint de suivre M. Spencer par tout où il entend vous conduire. Rien n’est plus difficile à contester que l’ordre selon lequel il explique le développement et l’apparition successive des phénomènes. Au point de vue historique, cosmologique, il a raison ; au point de vue cosmogonique, il a tort. M. Spencer raconte là où il faudrait prouver, il développe là où il faudrait expliquer. La valeur scientifique de ses hypothèses n’est point discutable ; leur portée philosophique est nulle ou peu s’en faut. Antécédence et causalité font deux, et l’on ne saurait chercher la cause d’un fait dans un groupe de faits qualitativement hétérogènes. Les faits biologiques, par exemple, ont beau avoir pour antécédents immédiats des phénomènes chimiques et physiques, ce n’est point dans les lois de la matière et du mouvement qu’il faut chercher la cause des lois de la vie. Au vrai, la philosophie de M. Spencer est une « philosophie d’hiatus », car M. Spencer veut expliquer la vie par les lois de l’univers physique et son explication n’en est pas une. En vain nous rappellera-t-il le rôle important qu’il fait jouer dans les Premiers principes à « l’équilibre mobile » et que la vie n’est autre chose qu’une série d’accommodations, donc une « équilibration ». Déjà M. Malcolm Guthrie a montré l’art avec lequel son illustre adversaire sollicite les termes et en fait varier la compréhension au gré de ses caprices. En apparence M. Spencer n’introduit aucun facteur nouveau dans ses Principes de biologie, car il ne fait usage d’aucun terme déjà employé. Mais à des termes anciens il ajoute une signification nouvelle qu’il dissimule habilement à la faveur d’une équivoque.

L’occasion de dissiper cette équivoque allait s’offrir. Le but des Data of Ethics devait être de bâtir la « physique des mœurs » et par conséquent d’instituer une morale soumise à la juridiction de toutes les autres sciences. Là M. Spencer semblait devoir insister à nouveau sur les relations réciproques des sciences et, sans doute aussi, sur les rapports de la physique avec la biologie. En effet, bien des choses déjà dites ont été redites, mais sans faire avancer d’un pas la question importante. L’ordre physique reste toujours séparé de l’ordre biologique par un abîme infranchissable, à moins, qu’à l’exemple de M. Spencer, on ne risque de le franchir d’un bond. Et ce bond est périlleux. On a beau faire, le problème de l’apparition de la vie subsiste, et la définition du fait biologique reste à donner. Il est distinct du fait physique, il est distinct du fait psychique. Qu’est-ce donc cela,