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REVUE PHILOSOPHIQUE

il n’en continuait pas moins son discours sans que son visage exprimât le moindre mécontentement. Souvent, il se mettait en voyage sans prévenir personne : il allait au hasard, et prenait pour compagnons ceux qui lui plaisaient. Il aimait à vivre seul, cherchait les endroits déserts, et on ne le voyait que rarement parmi les siens. Son unique préoccupation était de s’exercer à la pratique de la vertu. Un jour, on le surprit à parler seul et comme on lui en demandait la raison, il répondit : « Je médite sur les moyens de devenir homme de bien. » Une autre fois[1] il était sur un vaisseau battu par la tempête ; tous les passagers étaient en proie à la plus vive épouvante. Seul Pyrrhon ne perdit pas un instant son sang-froid, et montrant un pourceau à qui on venait de donner de l’orge et qui mangeait fort paisiblement : « Voilà, dit-il, le calme que doivent donner la raison et la philosophie à ceux qui ne veulent pas se laisser troubler par les événements. » Deux fois seulement, son indifférence se trouva en défaut. La première, c’est quand, poursuivi par un chien, il se réfugia sur un arbre[2] ; et comme on le raillait, il répondit qu’il était difficile de dépouiller tout à fait l’humanité, et qu’on devait faire effort pour se mettre d’accord avec les choses par raison, si on ne pouvait le faire par ses actions. Une autre fois, il s’était fâché contre sa sœur Philista, et comme on lui signalait cette inconséquence : « Ce n’est pas d’une femme, répondit-il, que dépend la preuve de mon indifférence. » En revanche, il supporta des opérations chirurgicales fort douloureuses avec une impassibilité et une indifférence qui ne se démentirent pas un moment. Il poussait même si loin l’indifférence, qu’un jour son ami Anaxarque étant tombé dans un marais, il poursuivit sa route sans lui venir en aide et comme on le lui reprochait, Anaxarque lui-même fit l’éloge de son impassibilité. On peut ne pas approuver l’idéal de perfection que les deux philosophes s’étaient mis en tête ; il faut convenir du moins que Pyrrhon prenait fort au sérieux ses préceptes de conduite. La légende qui court sur son compte n’est pas authentique, et Diogène lui-même dit qu’elle avait provoqué les dénégations d’Ænésidème. Si elle l’était, et si elle a un fond de vérité, il faudrait l’expliquer tout autrement qu’on ne fait d’ordinaire. Ce n’est pas par scepticisme, c’est par indifférence qu’il serait allé non pas sans doute donner contre les rochers et les murs, mais commettre des imprudences qui inquiétaient ses amis. Il ne tenait pas à la vie. C’est de lui que Cicéron[3] a dit qu’il ne faisait

  1. Diog. IX, 68. Cf. Plut. De prof. in virt. 11.
  2. Diog. L, 1. Cf. Aristoc. ap. Euseb. Præp. év. XIV, 18, 26.
  3. De Fin. II, 13, 43… « ut inter optime valere et gravissime ægrotare nihil prorsus dicerent interesse. »