Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 19.djvu/327

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
323
ANALYSES.guyau. Morale sans obligation ni sanction.

correspondît à quelque réalité métaphysique. On pourrait même se demander si le mot devoir a le même sens appliqué à l’apparence subjective de l’obligation et à son fondement objectif. Aussi tout philosophe qui admettra les précédentes analyses renoncera sans doute à chercher la justification métaphysique du devoir ; ou, s’il y persiste, c’est que ses analyses mêmes auront, à son avis, joué à la surface de l’idée sans pénétrer jusqu’au fond. Il est donc trop tard, à notre sens, pour faire le procès de la métaphysique des mœurs la cause est déjà entendue et jugée.

Pourtant cette partie du livre de M. Guyau est celle qui contient les plus grandes beautés. Il est telle page qu’on ne peut lire sans une sorte de saisissement croissant, comme si on se sentait emporté de sommets en sommets à ces hauteurs où l’on défaille dans l’air trop rare et où la lumière trop vive éblouit. Nulle part peut être il n’a si largement déployé les merveilleuses qualités de son esprit, une pensée tour à tour ingénieuse et profonde, l’imagination la plus originale et la plus vive, une sensibilité d’une exquise et presque douloureuse délicatesse. Mais la contradiction secrète qui pèse sur l’œuvre est plus sensible ici que partout ailleurs.

Quel est, à tout prendre, le dessein de M. Guyau ? C’est sans doute de montrer qu’une morale positive est possible, qu’elle est même la seule possible aux yeux d’une raison formée à l’école de la science. Aussi reproche-t-il à tous les systèmes métaphysiques de laisser le problème moral au point où ils le trouvent ; et pourtant voici la conclusion de sa critique « c’est qu’une morale exclusivement scientifique ne peut donner une solution définitive et complète du problème de l’obligation morale. Il faut toujours dépasser l’expérience. Les vibrations lumineuses de l’éther se transmettent de Sirius jusqu’à mon œil, voila un fait, mais faut-il ouvrir mon œil pour les recevoir ou faut-il le fermer ? On ne peut pas à cet égard tirer une loi des vibrations mêmes de la lumière. De même, ma conscience arrive à concevoir autrui, mais faut-il m’ouvrir tout entier à autrui, faut-il me fermer à moitié, — c’est là un problème dont la solution pratique dépendra de l’hypothèse personnelle que j’aurai faite sur l’univers et sur mon rapport avec les autres êtres. »

Mais, ce problème que la morale scientifique est impuissante à résoudre, est-ce donc autre chose que le problème moral par excellence ? Si elle ne résout pas celui-là, elle n’est pas une morale. Et, d’autre part, à quelle hypothèse pourrai-je personnellement m’arrêter, quand la critique de toutes les hypothèses, telle que vous l’avez faite vous-même, m’en a déjà démontré, je ne dis pas l’incertitude, mais l’invraisemblance ou même l’impossibilité ? Quel recours reste-t-il donc à la pauvre conscience humaine ? Et que fera-t-elle sinon peut-être de se remettre à la suite de la coutume et de l’instinct, si toutefois elle en a le courage, maintenant que la science l’a éclairée sur ce que peuvent valoir de pareils guides ?