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qui prescrive les mêmes devoirs que l’ancienne, mais au nom d’autres principes ; aussi haute et plus solide.

Le livre de M. Guyau est-il le livre attendu ? Morale sans obligation ni sanction ! voilà bien de quoi satisfaire le positivisme de notre siècle, pourvu toutefois que l’obligation et la sanction, en s’en allant, n’emportent pas la morale même avec elles. Il est vrai que M. Guyau ne nous promet pas une morale complète et définitive : c’est une esquisse, dit le titre, et la préface semble dire qu’une morale scientifique, une morale « sans préjugés, » ne peut guère être autre chose. Elle esquisse les lignes générales de la vie humaine, laissant chacun de nous libre d’achever, l’ébauche au gré de ses instincts, de ses habitudes et de ses croyances personnelles. Dès la première page, notre auteur nous en avertit en toute franchise : il faut renoncer à l’espoir d’une morale scientifique qui puisse se substituer entièrement à la morale ordinaire : la science ne remplace pas nécessairement ce qu’elle renverse ; le dévot qui se convertit à la science ne doit attendre d’elle ni dogme ni culte en échange de ceux qu’il abjure.

Cependant une morale scientifique n’est pas seulement pour M. Guyau une science des mœurs, l’analyse et l’histoire de la moralité humaine. C’est bien d’une science pratique qu’il s’agit, d’une science de préceptes, d’une morale en un mot, puisque aussi bien ce que nous attendons d’une morale, c’est quelle prescrive ou du moins conseille notre conduite. Mais cette idée même d’une science de préceptes est-elle bien scientifique ? M. Guyau ne se le demande pas. — Peut-être Schopenhauer soutenait il avec raison que la seule science possible en morale, c’est la science des mœurs. Celle-là se contente de décrire la moralité sans la commander ni la recommander : elle analyse, elle ne prêche pas. — On pourrait comprendre encore d’une autre façon une morale scientifique. Si vous prenez pour accordé qu’une certaine fin est désirable, par exemple le bonheur individuel ou le bonheur de l’humanité, vous pourrez déterminer scientifiquement l’ensemble des moyens les plus propres à atteindre cette fin ; mais vous ne serez nullement autorisé à identifier cet art avec la morale proprement dite, tant que vous n’aurez pas démontré que la fin à laquelle il se rapporte est vraiment désirable, et qu’elle se confond avec l’objet de la moralité. Ce postulat est-il susceptible d’une démonstration scientifique ? On ne voit pas bien comment on pourrait démontrer à quelqu’un qu’une chose est désirable, quand il ne la désire pas. La science constate ce qui est. Une science impérative est une impossibilité. Demander une morale qui soit une science, c’est demander l’impossible.

I. Le plan du livre de M. Guyau n’apparaît pas très nettement ; et quand on essaie de se représenter dans son ensemble, de « dresser en pied » cette morale sans obligation ni sanction qu’il y esquisse, on a peine à en démêler les proportions et les contours. Ne cherchons pas ici un système : les quatre parties dont l’œuvre se compose sont moins quatre.