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ANALYSES.herbert spencer. Principes de sociologie.

et voilà comment la reine Victoria, prosternée devant un Dieu qui est esprit et vérité, traduit encore, dans des cérémonies dont le sens est perdu, des idées et des superstitions contemporaines des premiers âges du genre humain.

Je ne doute pas que l’explication des origines du cérémonial, telle que la propose M. Spencer, ne soit en grande partie vraie. J’approuve qu’il ait accumulé tant d’exemples, bien qu’il s’en excuse modestement, comme d’un manquement aux règles de l’art. Tous sont intéressants, et de l’ensemble se dégage comme d’elle-même une démonstration expérimentale qui force l’assentiment. Faut-il croire cependant que nulle antre cause n’a pu concourir à donner naissance aux prescriptions cérémonielles ? J’inclinerais à penser que la vanité, « si ancrée au cœur de l’homme », fut bien souvent seule responsable de cette tyrannie. Le sauvage, on le sait, est vaniteux, l’enfant aussi, Ils aiment les ornements, les verroteries, les lambeaux d’étoffes aux couleurs éclatantes. Un sens esthétique rudimentaire, plus que la nécessité de se prémunir contre le froid, paraît avoir inventé les premiers vêtements. Le tatouage vient-il, comme le prétend M. Spencer, soit des mutilations primitivement infligées aux vaincus, soit des cicatrices orgueilleusement étalées où même simulées comme témoignage de la valeur guerrière ? N’est-ce pas plutôt le goût de l’ornement qui dès l’origine se manifesta sous cette forme ? N’expliquerait-on pas de la même manière, et très naturellement, les déformations de toutes sortes, si douloureuses parfois, dont les nouveau-nés sont victimes, les lèvres des femmes traversées de lourds anneaux, et jusqu’aux oreilles percées de nos petites filles ? Dès lors, le cérémonial ne pourrait-il, au moins en partie, venir d’une source plus pacifique que celle que lui attribue M. Spencer ? L’homme recherche les compliments qui flattent son amour-propre, il en fera pour en recevoir à son tour ; de là les félicitations échangées pendant dix minutes par deux Arabes ou deux Araucaniens qui se rencontrent. L’usage des visites s’expliquera de même. Un anthropomorphisme inconscient transportera bientôt dans la société des dieux les règles en vigueur dans celle des hommes. Au Japon, les différentes divinités se font des visites à certains jours ; les litanies, par leur longueur, peuvent soutenir la comparaison avec les formules de politesse d’un sauvage bien élevé, Pour certains dévots encore, les prières qui durent le plus longtemps sont les meilleures,

Ceci nous permet peut-être d’apprécier les considérations très intéressantes qui sont développées dans le dernier chapitre de cette quatrième partie. M. Spencer estime que la décadence de l’esprit militaire et du régime coercitif dans les sociétés modernes, la prédominance croissante du type industriel auront pour résultat de faire graduellement disparaître le cérémonial. Chez les nations où les traditions guerrières sont puissantes encore, en Russie, en Allemagne, les titres, les grades, toutes es distinctions sociales sont en grand honneur, et le respect de la hiérarchie s’exprime par l’observance minutieuse des règles, puérilement