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L’explication est d’autant plus ingénieuse et vraisemblable, qu’elle se confirme par tous les témoignages accumulés dans tous les chapitres suivants. L’usage des trophées, ceux des mutilations, des présents, des visites, des salutations, des compliments, des titres, des insignes et des costumes, toutes les distinctions de classes, rappellent la subordination du vaincu à l’égard du vainqueur, l’orgueil du triomphe, la nécessité pour le plus faible de se concilier la pitié ou la faveur du plus fort. Nous saluons aujourd’hui en ôtant notre chapeau, c’est un reste de cette habitude de propitiation par laquelle le vaincu confesse sa défaite en abandonnant ses vêtements au vainqueur. Nous ne découvrons que la tête, et pour un moment ; mais ailleurs, en Abyssinie, par exemple, « les inférieurs quittent leurs vêtements jusqu à la ceinture devant leurs supérieurs ; en présence de leurs égaux, ils se bornent à écarter un coin de leur habit. Durant le séjour de Cook à Tahiti, deux hommes de haut rang vinrent à bord, et chacun se choisit un ami. Cette cérémonie consistait à quitter une partie de leurs habits et à les mettre sur les Européens. » Enfin, dans le Soudan, « les femmes ne peuvent se présenter devant le sultan de Melli qui dépouillées de leurs vêtements ; les filles mêmes du Sultan sont obligées de se conformer à la coutume. » Rien de plus curieux que cette survivance affaiblie de l’état sauvage en pleine civilisation. — Au moyen âge, en Europe, il est interdit aux classes inférieures de porter des fourrures. N’est-ce pas que, dans une société primitive, les hommes sont bientôt divisés en deux groupes, les uns qui, adonnés à la chasse quand ils ne sont pas occupés à la guerre, peuvent conquérir des vêtements de peau, dont ils se parent comme de trophées, tandis que les autres, esclaves, sont privés, par leurs occupations mêmes, des moyens de les acquérir ? Le sens de cette distinction s’est perdu, mais l’interdiction subsiste comme signe de la subordination d’une classe à l’autre.

On n’a que l’embarras du choix parmi les faits presque innombrables si ingénieusement expliqués par M. Spencer. Un dernier exemple pour montrer combien la déduction sociologique est parfois lointaine et compliquée. « À son couronnement, la reine Victoria offrit sur l’autel, par les mains de archevêque, un drap d’autel d’or ei un lingot d’or, une épée, puis du pain et du vin pour la communion, puis une bourse d’or, en prononçant ces mots de prière : « Reçois ces oblations. » L’habitude de se concilier la faveur du puissant par des présents conduit à un usage analogue à l’égard du chef mort dont l’autorité mystérieuse plane encore sur la tribu : le double de l’ancêtre ou du chef devient lentement un dieu par le travail inconscient de l’imagination populaire ; ce dieu exige des présents, comme le souverain visible qui a pris sa place sur la terre ; ces présents, contributions d’abord volontaires, puis obligatoires, finissent par constituer les revenus de la caste sacerdotale ; peut-être même l’offrande du pain et du vin est-elle comme un souvenir éloigné des aliments que la superstition primitive apportait sur les tombeaux des morts, et qui devinrent par la suite les libations en l’honneur des dieux ;