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ANALYSES.herbert spencer. Principes de sociologie.

serait-il pas suivi ? Pourquoi cette ambition, presque toujours stérile, de recommencer chaque fois la philosophie sur de nouveaux frais ? J’imagine que nombre de débutants feraient œuvre utile et méritoire en acceptant la tâche modeste que n’ont pas dédaignée les lieutenants de M. Spencer ; ils laisseraient à des esprits mieux préparés l’honneur et la responsabilité des généralisations, Nous aurions un peu moins de Métaphysiques de la vingtième année, un peu plus de recueils bien faits, sans préoccupations de systèmes et dont les doctrines les plus opposées pourraient faire leur profit. Où serait le mal ?

I. Le 3e volume de la traduction française traite des institutions cérémonielles et des institutions politiques. M. Spencer s’efforce d’établir que cet ordre est conforme à celui de l’évolution. Le gouvernement cérémoniel a dû précéder les gouvernements civil, politique et religieux, qui en sont sortis par une différenciation ultérieure. Les relations qu’il implique ont précédé l’existence de l’humanité même, elles se retrouvent chez certains animaux.

« Tout le monde a eu l’occasion de voir un petit épagneul, fou de terreur à l’approche de quelque formidable terre-neuve ou d’un énorme dogue, se coucher sur le dos et lever les pattes en l’air. Au lieu de le menacer d’une résistance en grondant et en montrant les dents, comme il aurait pu le faire s’il avait eu quelque espoir de se défendre, le faible animal prend de lui-même l’attitude qui serait le résultat de sa défaite dans la bataille ; il semble dire : « Je Suis vaincu et à ta merci. » Donc, outre certaines attitudes exprimant l’affection, qui se fixent plus tôt encore chez certains animaux inférieurs à l’homme, il s’en établit d’autres qui expriment l’assujettissement, »

Cette preuve de l’antériorité chronologique des relations cérémonielles ne nous semble pas tout à fait décisive. Au point de vue de la doctrine évolutionniste, les relations politiques ne sont-elles pas, elles aussi, antérieures à l’humanité ? Chez les animaux qui vivent en troupes, n’y a-t-il pas comme l’ébauche d’un gouvernement ? — M. Spencer, il est vrai, invoque un autre argument en faveur de sa thèse : c’est que les règles cérémonielles apparaissent déjà chez les sauvages les plus dégradés, là où n’existe encore aucune autorité gouvernementale autre que celle qui résulte de la supériorité temporaire d’une personne. « Les salutations des Arabes ont une telle importance que les compliments d’un homme bien élevé ne durent jamais moins de dix minutes. » Chez les Araucaniens les formalités qu’exige l’étiquette entre deux personnes qui se rencontrent prennent rarement moins d’un quart d’heure,

Ces faits et bien d’autres chez des races sauvages ou peu civilisées, ont de quoi surprendre. Les exagérations d’une politesse cérémonieuse passent généralement pour le résultat tardif d’une culture supérieure, M. Spencer y voit la manifestation des habitudes mentales créées dès l’origine par la lutte sans merci des individus entre eux ou des groupes les uns contre les autres. L’attitude du vaincu, en présence du vainqueur, voilà d’où découlent toutes les prescriptions de la politesse,