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corde pas plus d’attention à l’Évangile que les autres docteurs de l’école, sa métaphysique et sa psychologie convenaient incomparablement mieux que l’intellectualisme de Thomas aux tendances toutes pratiques de la religion. Comment se fait-il donc qu’il n’ait pu qu’apporter quelques amendements aux conséquences les plus criantes du thomisme, et qu’il reste dans l’obscurité depuis si long-temps, tandis que son rival, triomphant dès l’origine, semble entrer dans une nouvelle gloire ?

Le Docteur subtil a échoué par l’effet de son originalité même, qui choquait les habitudes invétérées de tous les péripatéticiens. Il à payé pour les excès de disciples infidèles : ceux-ci renouvelèrent le nominalisme à l’heure fatale où, désespérant de la spéculation religieuse, on voulut asseoir la théologie exclusivement sur l’autorité surnaturelle, et où la dévotion la plus soumise répéta le mot prononcé par l’incrédulité des premiers péripatéticiens modernes, qu’ « une proposition vraie en philosophie peut être fausse en théologie. » L’absolue liberté de Dieu prise au sens grossier du caprice, sans la distinction de la volonté ordonnatrice immuable et de la volonté ordonnée, qui se déploie dans la succession, favorisait ces vues nouvelles et discréditait la philosophie.

L’Ange de l’école a triomphé par la puissance du péripatétisme, cette religion des clercs dévots et des clercs incrédules au xiiie siècle. Il a été servi par la spécieuse clarté de son antropomorphisme, par l’art de son exposition et par la superficialité de ses analyses. Il a été servi par ses contradictions mêmes, qui permettent aux opinions divergentes d’alléguer en leur faveur quelques passages de ses écrits. Sa manière cauteleuse devait mieux plaire à la cour de Rome qu’une philosophie trop libre, trop forte et trop personnelle. D’ailleurs il avait prêté l’appui de sa plume aux aspirations du Saint-Siège vers la suprématie absolue, en s’appuyant de bonne foi sur des textes dont Rome elle-même ne défend plus l’authenticité. Mais le but est atteint, l’autorité du saint reste acquise, et Rome a montré sa reconnaissance. La doctrine thomiste favorisait par ses conclusions pratiques la tendance du pouvoir spirituel, qui s’appuyait dés cette époque sur les ordres religieux, comme elle l’a fait constamment depuis. Le Livre des sentences avait acquis l’autorité presque officielle d’un texte classique parce qu’il grandissait le prêtre. La morale de saint Thomas, héritier de cette autorité, glorifié le moine : les vertus théologales telles qu’il les conçoit, la vie contemplative, image de la béatitude éternelle et qui seule peut vraiment nous en rapprocher, ne sauraient se pratiquer que dans le cloître. Cette observation de Ritter nous semble importante. Peut-être faudrait-il la gé-