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elle-même. Aussi Duns Scot n’admet-il pas que Dieu soit obligé de réaliser un meilleur en soi, dont la perfection s’imposerait à sa sagesse. Dépouillant tout dualisme, il n’admet point d’idéal existant par lui-même, indépendamment de la causalité divine. Son Dieu n’est point un ouvrier travaillant sur un modèle gravé dans sa pensée ; Dieu construit librement l’édifice dont il a librement tracé le plan, l’idée et la réalité procèdent également de la volonté divine. Le bien n’est autre chose que la détermination prise en fait par sa volonté ; ce qu’il veut est bien, parce qu’il le veut. Le chaos d’attributs contradictoires dont on chargeait l’idée de Dieu, tout en se défendant de l’avoir comprise, vient se résoudre dans la liberté absolue qui constitue l’être divin. Scot s’est aperçu qu’être n’est pas le nom vide d’un objet quelconque de la pensée, pas plus que ce mot ne signifie uniquement notre perception d’un objet. Être est quelque chose pour ce qui est ; être est un fait, et ce fait ne saurait consister qu’à se poser soi-même. L’être est volonté. L’intelligence à son tour n’est pas donnée comme une réalité immuable, l’intelligence se produit. Comprendre est une action : Mouvement vers l’objet ou réaction contre l’objet, la première démarche de l’esprit est un effort, l’attention précède la perception, l’intelligence prend sa source dans la volonté. La causalité suprême, l’être parfait est donc la volonté parfaite, absolue. Dieu fait ce qu’il veut ; demander pourquoi serait vouloir remonter au delà de Dieu. Cependant Dieu ne veut rien que de conforme à son essence. Absolu, ses volontés sont absolues, elles embrassent la chose voulue dans la totalité indéfinie de ses déterminations, de ses développements et de ses suites. L’inconséquence et l’arbitraire ne sont point à craindre dans le monde voulu de Dieu ; toutes les lois en sont contenues dans sa volonté ordonnatrice, voluntas ordinans ; la Providence particulière ne fait que manifester ce qui est impliqué dans cette volonté suprême, c’est la volonté ordonnée, voluntas ordinata. La contingence enveloppe donc nos lois et nos nécessités.

La liberté du créateur explique celle de la créature, que Scot pose à la fois comme une évidence immédiate et comme le premier besoin de la pensée morale et religieuse, car c’est du fait de la liberté humaine qu’il s’élève à la conception transcendante de la liberté divine. Notre volonté n’est déterminée ni par les appétits instinctifs, ni par l’intelligence, elle se détermine elle-même ; c’est pourquoi elle est responsable, ce qui ne s’entendrait point si tout crime se résolvait en erreur et tout vice en incapacité. L’intelligence suggère des motifs à la volonté, mais réciproquement la volonté détermine la pensée ; nous ne savons que ce que nous avons appris et nous n’ap-