Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 18.djvu/83

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
79
secrétan. — la restauration du thomisme

rapporter à la causalité divine tous les actes accomplis par les créatures ? Thomas le fait expressément. Pour maintenir néanmoins que Dieu n’est pas l’auteur du péché, il propose une distinction entre l’élément positif et l’élément privatif de nos actions qui ne donne pas ce qu’il lui demande, car elle n’offre aucun sens appréciable. Dieu n’endurcit-il pas les pécheurs ? Il est donc l’auteur du mal, on l’avoue, tout en expliquant comment pour attribuer le mal à la bonté suprême il faut le considérer sub ratione boni. Thomas place donc en Dieu le type suprême de cette direction de l’intention qui deviendra d’un si grand secours aux confesseurs pour soulager les consciences timorées. Suivant saint Thomas comme selon saint Augustin, les pécheurs occupent un degré nécessaire dans la hiérarchie des créatures et sont indispensables à la manifestation des perfections divines. Le péché sans repentir contribue à la peine, qui vient lui répondre. Or, par sa relation avec les perfections divines, la peine fait partie du bien de l’univers[1]. M. Lecoultre ne voit pas comment cela s’accorde avec l’idée émise ailleurs que l’homme est un but de la Providence divine ; nous ne l’entendons pas mieux que lui. Mais la logique de l’optimisme déterministe conduit irrésistiblement à cette glorification du mal.

Dieu, dit saint Thomas, est la cause accidentelle du mal physique et de la peine ; mais il n’est pas la cause du mal moral : « Quidquid est entitatis et actionis in actione mala reducitur in Deum sicut in causam, sed quod ibi est defectus, non causatur a Deo, sed ex causà secundâ deficiente. » Cette excuse est sans valeur. Lorsqu’il endurcit le pécheur, Dieu n’agit point en lui, nous dit-on ; il cesse simplement de le fortifier par sa grâce ; très bien, mais le défaut, l’impuissance de la cause seconde qui lui rend la grâce indispensable pour éviter le péché résulte nécessairement de la place que l’être imparfait doit occuper dans le système général des finis où réside la bonté du monde ; dès lors la distinction n’est évidemment qu’un faux fuyant. Dieu produit directement l’élément positif, indirectement l’élément privatif du crime.

Pour échapper à cette conséquence, dont les adversaires de la religion ne cessent de se prévaloir, il aurait fallu concevoir la liberté d’une façon beaucoup plus énergique. Il aurait fallu comprendre que la possibilité de pécher n’est pas défaut, mais perfection dans la créature, puisqu’elle est l’irrémissible condition du bien véritable ; il n’aurait pas fallu faire évanouir la liberté de Dieu dans la causalité

  1. Pœnam damnatorum ordinat ad gloriam justitiæ suæ, Summa Theol. Ia IIæ, quæst. 79, resp. 1, ad 4.