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seront réalisés dans une chaîne continue, car cette ressemblance ne saurait être parfaite en aucun être particulier. Il y aura donc partout du défaut, partout du mal ; tous les degrés possibles du mal seront réalisés, puisque tous les degrés du fini doivent l’être, le mal n’étant que la privation du bien, et la totalité du bien ne pouvant se trouver qu’en Dieu : Non potest esse quod malum significat quoddam esse aut quamdam naturam vel formam ; relinquitur ergo quod nomine mali significatur quædam absentia boni. Dieu voit toutes choses, et cependant il ne voit pas le mal, parce que le mal n’est rien : omnia videt sub ratione boni. Ainsi la perfection du monde et la bonté du Créateur exigent l’existence du mal, de tous les degrés de mal et de toutes ses formes. Ceci n’est pas dit volontiers en propres paroles ; la notion de l’ordre moral n’est pas étrangère au Docteur angélique. Il distingue le mal tel qu’il se produit chez les êtres raisonnables de la simple imperfection naturelle ou défaut d’être, et dans le premier il distingue la coulpe et la peine. Il attribue la coulpe au libre arbitre de la volonté : « Hoc enim imputatur alicui in culpam, quum deficit a perfecta actione cujus dominus est secundum voluntatem.… Deus est auctor mali pœnæ, non autem mali culpæ. » Ces déclarations semblent précises, mais elles ne sauraient tenir devant le déterminisme absolu qui forme la base de tout le système. Ici se place naturellement la distinction célèbre entre la prédestination, qui serait un acte volontaire, et la prescience, inséparable d’une intelligence infinie ; puis la preuve que la prescience des actes futurs n’exclut pas la liberté des agents. M. Talamo rappelle ces sophismes traditionnels avec complaisance, sans paraître soupçonner que la conscience les a vomis, qu’ils ont déjà détourné des millions d’âmes de croyances ainsi défendues, et suggéré les plus graves soupçons sur la sincérité de leurs apologistes.

Le libre arbitre n’est, aux yeux du dernier Père de l’Église, que la faculté de s’écarter de la raison. Il n’est donc pas question de libre arbitre en Dieu. Sa volonté est constamment déterminée, l’existence du monde résulte infailliblement de la sagesse infinie, et dans le produit d’un acte nécessaire il n’y a place que pour la nécessité. Ainsi la liberté des créatures est incompatible avec la logique du système. Il y a plus : la notion propre de création s’efface ; les possibles ont toujours été présents à la sagesse divine, qui les a toujours aperçus dans les mêmes rapports. On comprend dès lors que Thomas eût quelque peine à repousser par de solides arguments la doctrine de l’éternité du monde ; et peut-être est-il plus facile de condamner que de réfuter ceux qui signalent un panthéisme latent dans la scolastique officielle. Le panthéisme n’est-il pas tout entier dans le fait de