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secrétan. — la restauration du thomisme

matérielles doivent pourtant s’unir à des corps. Les anges, en revanche, qui n’ont point de secrets pour leur docteur, forment Chacun une espèce à part. La doctrine des formes substantielles est destinée à défendre ce dogme de l’immortalité essentielle à l’âme humaine dont il est plus aisé de trouver l’origine chez Platon que dans l’Évangile. Thomas doit être considéré comme l’un des auteurs principaux du nouveau dualisme de la substance pensante et de la substance étendue, qui a reçu le plus haut degré de précision des derniers péripatéticiens de la Renaissance et de Descartes, qui se prête si bien à la physique purement mécanique dont la science moderne poursuit l’achèvement, et que la science moderne voit néanmoins d’un œil très peu favorable.

Quant à la création, l’Ange de l’école ne cherche point à la justifier par des arguments philosophiques, trop content s’il peut établir que les raisons alléguées en faveur de l’éternité du monde ne sont pas démonstratives. La création ne peut rien dire à saint Thomas. En effet, un passage de la puissance à l’acte n’est pas possible lorsqu’on se refuse à placer en Dieu la puissance ; l’idée d’une action divine jure avec l’immutabilité absolue de l’acte pur où le disciple du Stagirite n’a pas cessé de voir la perfection. Descendu même à l’anthropomorphisme, sa psychologie rigoureusement intellectualiste, conséquente à l’idéal qu’il tient de son maître, lui suscite encore ici des difficultés. Il distingue en Dieu l’intelligence, qui est le Fils, et la volonté, qui est le Saint-Esprit ; mais Dieu crée par son Verbe, l’intelligence voit et prescrit, l’exécution seule appartient à la volonté divine, qui, ne pouvant s’écarter en rien des ordres reçus, finit par s’effacer et disparaître. Nous retrouvons, enrichi de nouveaux développements et de distinctions subtiles, l’optimisme esthétique et logique de saint Augustin ; nous retrouvons, avec son strict déterminisme et son mal purement privatif, cette froide imagination du meilleur monde possible, que Leibnitz a transmise à la néo-scolastique de Wolf dans le siècle passé, puis à celle de Victor Cousin durant le second tiers du nôtre. Dieu voit l’infini des possibles : « ea enim quæ non sunt nec fuerunt in Deo sciuntur quasi ejus virtuti possibilia. » Parmi ces possibles, la sagesse divine choisit infailliblement le meilleur. Saint Thomas ne désavoue pas absolument la formule d’Aristote que l’intelligence parfaite ne voit qu’elle-même ; il la concilie avec le système des idées au moyen d’une catégorie néo-platonicienne : Dieu se voit communicable, il voit les différentes manières dont il peut se communiquer, c’est-à-dire la totalité des finis possibles. L’image de Dieu la moins infidèle, le meilleur monde sera celui dans lequel tous les degrés de ressemblance avec Dieu