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même un autre moyen d’expliquer l’apparence. Sous le style magique d’Aristote, nous avons vu le dualisme se transformer comme pour s’évanouir. Il n’y a plus deux termes hétérogènes ; l’opposition de la matière et du principe idéal, spirituel, formel se résout dans la distinction de la puissance et de l’acte. La matière devient l’esprit en puissance, ce qui se fait soi-même esprit, ce qui tend éternellement à devenir esprit. Il n’y a donc plus qu’un être dans deux états et pour ainsi dire à deux âges, le bourgeon à côté du fruit. Aristote se figure que son éternité du monde va permettre à l’esprit d’en rester là ; il s’abuse ; le bourgeon veut fleurir, le papillon va briser la chrysalide. Ce dualisme de l’esprit virtuel et de l’esprit en acte, de l’instinct et de la conscience, d’où vient-il ? Il est impossible de ne pas se poser cette question, où je ne vois que deux réponses : On peut revenir aux mythes de Platon pour les arrêter dans la pensée : « les dieux sont sans envie. » La possession de soi, c’est la joie, et la joie est généreuse ; la conscience de la perfection peut suggérer le désir de multiplier les perfections. L’idée chrétienne de la création se présenterait ainsi d’elle-même pour ainsi dire, si elle n’était compatible en façon quelconque avec la notion péripatéticienne de l’acte pur. Mais sans faire agir l’être immuable, sans abaisser (ou sans élever) la pensée divine à la contemplation des possibles, on peut, avec le néoplatonisme alexandrin, qui contient et renouvelle aussi le péripatétisme, supposer que l’acte de se contempler soi-même ne va pas sans la production d’une image ou d’une ombre de soi-même, un néant au regard de la pensée, qui pourtant y participe et tend naturellement à y remonter. Telle serait bien la matière d’Aristote, un désir naissant de bonheur. Le dualisme d’Aristote est fluide, transparent, évanescent. Thomas, fort de sa théologie anthropomorphique, s’applique à le raffermir, à l’épaissir de son mieux ; la matière n’est plus pour lui ce qu’elle est pour son maître Albert, l’être naissant (inchoatio formæ), car il connaît des substances immatérielles quoiqu’imparfaites et finies ; des formes substantielles, comme il les nomme en violentant les termes. La tradition lui impose bien l’identité de la matière et de la puissance, mais il l’élude. À ses yeux, la matière proprement dite est tout bonnement l’espace occupé, quelque chose de passif et d’inerte qui remplit l’espace ; c’est la matière ainsi définie qui contraint l’universel, l’espèce ou la forme des êtres sensibles à se réaliser dans une pluralité d’individus (principium individuationis), parce que ces formes ne peuvent s’unir à la matière qu’en en revêtant, en en limitant une quantité déterminée. La matière corporelle, conception bizarre ! cause même l’individuation des âmes humaines, attendu que ces substances im-