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secrétan. — la restauration du thomisme

La vision de Dieu nous est promise comme suprême récompense dans le monde à venir ; c’est dire qu’aujourd’hui nous ne la possédons pas. Nous ne connaissons pas Dieu naturellement. Saint Thomas, et généralement l’école du xiiie siècle, abandonnent la preuve ontologique proposée par saint Anselme et reproduite par Descartes, pour s’attacher aux raisonnements d’Aristote sur la nécessité de statuer un premier moteur. Le Docteur angélique semble ne pas voir que, s’il s’agit d’obtenir le droit d’affirmer l’infini et le parfait, l’induction expérimentale tire toute sa force ou toute son apparence de l’a priori, puisque d’un effet imparfait on ne saurait justement inférer une cause parfaite. Il ne demande pas non plus si l’absence de rapports naturels entre notre pensée et la divinité s’accorde bien avec le but qu’il nous assigne, et si l’on peut raisonnablement chercher la fin de l’humanité ailleurs que dans la pleine réalisation de ses puissances ou de sa nature. Ceci tient à un caractère général de sa pensée, qui se manifestera bientôt plus clairement, lorsque nous aborderons les questions morales.

Tout en dissertant à loisir sur les attributs divins, Thomas sait bien que nous ne pouvons pas connaître Dieu d’une manière adéquate, et cependant il nous faut ordonner l’ensemble de nos pensées et de nos croyances sur cette idée que nous n’avons pas. De propos délibéré, Thomas lui cherche un succédané dans un anthropomorphisme qui a rendu sa philosophie accessible au vulgaire, et par là doit avoir, au jugement très plausible de Ritter, contribué pour une grande part à sa merveilleuse fortune. Nous ne connaissons Dieu que dans ses œuvres ; dès lors c’est de la plus parfaite de ses œuvres qu’il faut nous aider pour nous faire une idée de ses perfections ; il nous faut donc concevoir Dieu d’après l’analogie de l’esprit humain.

Cette conclusion place la théologie de saint Thomas sous la dépendance de sa psychologie, laquelle, au jugement des panégyristes les plus jaloux d’établir l’indépendance philosophique de ce docteur, est foncièrement péripatéticienne. Quels que soient les soins apportés à corriger les conclusions d’Aristote inconciliables avec la doctrine de l’Église, la racine de ce système théologique plonge ainsi dans l’hellénisme païen.

Lorsque Thomas s’écarte de son maître, ses innovations ne paraîtront pas toujours heureuses au lecteur sans parti pris, qui envisage la philosophie en elle-même et lui demande simplement la satisfaction des besoins logiques, esthétiques et moraux de notre pensée. Aristote marque la sublimation dernière de ce dualisme du chaud et du froid, de la monade et de l’illimité, de l’être et du non-être, contre lequel Parménide avait seul protesté, sans entrevoir lui-