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Et pourtant non, le péripatétisme du xiiie siècle n’est pas une pure forme ; l’influence hellénique se fait sentir dans ses conceptions les plus élevées, et la dogmatique raisonnée du moyen âge, particulièrement celle de Thomas, se sature ainsi d’idées et de tendances païennes, qui viennent s’ajouter à celles que le platonisme et le stoïcisme avaient déjà fait pénétrer dans la doctrine des Pères et dans l’énoncé des dogmes eux-mêmes. De parti pris, les doctes moines imposent au Grec un sens conforme au dogme établi ; par un juste retour, ils comprennent, à leur insu, la pensée chrétienne avec un cœur et un cerveau moulés sur le génie grec.

V

Saint Thomas, contesté, combattu, réfuté peut-être jadis par des génies égaux, sinon supérieurs au sien, n’en reste pas moins aujourd’hui le représentant de toute l’école. C’est la renaissance du thomisme qui a Suggéré nos réflexions ; attachons-nous donc à saint Thomas, et rappelons en peu de mots les points principaux de sa philosophie.

Et d’abord, dans la manière dont il conçoit le but de la vie, Thomas est franchement grec, disciple d’Aristote et de Platon. Le frontal du grand sacrificateur des Hébreux portait pour inscription : la Sainteté à l’Éternel, la sainteté, c’est-à-dire la consécration de l’être et de l’activité tout entière. Saint Paul écrit : « Quand je connaîtrais tous les mystères et la science de toutes choses, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien. » Saint Jean nous enseigne que Dieu est amour, et Jésus dit à ses disciples : « soyez mes imitateurs. » La tendance du christianisme est toute pratique, son idéal est la perfection de la volonté, il n’y a pour lui rien au delà. Pour saint Thomas, il y a quelque chose au delà. Ne se résumant pas, sur Dieu, il ne dit pas que Dieu s’absorbe dans la science de lui-même ; il ne le croit probablement pas, mais sa logique l’obligerait à l’avouer, car sa notion du souverain bien est purement intellectuelle : c’est la connaissance de Dieu, l’intuition parfaite de Dieu, que la théologie désigne sous le nom de vision béatifique : « Naturaliter inest omnibus hominibus desiderium cognoscere causas ; prima autem causa Deus est. Est igitur ultimus finis hominis cognoscere Deum. » Chacun voit que cette conclusion strictement intellectualiste n’est pas déduite, mais postulée.