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d’un agent dont la nature et l’œuvre restent des problèmes. Étant une histoire, le christianisme implique essentiellement la réalité de l’histoire en général, la réalité du fait, du changement, du devenir. La possibilité du christianisme n’exige pas et peut-être ne comporte pas un dualisme de substances : un fils ne diffère pas substantiellement de son père ; le héros du christianisme s’appelle lui-même Fils de l’homme et Fils de Dieu ; le plus actif de ses apôtres nous enseigne ou nous rappelle que nous sommes de race divine. Mais étant une histoire, c’est-à-dire un drame, le christianisme implique une distinction réelle entre ses personnages. Quelque homogènes qu’ils puissent être, les deux acteurs, l’homme et Dieu, doivent être conçus comme l’un et l’autre parfaitement réels, et parfaitement distincts l’un de l’autre. Pour que la possibilité du drame chrétien devienne intelligible, il faut que les acteurs en soient homogènes, réels et distincts.

Laquelle donc des deux grandes métaphysiques de l’antiquité satisfait-elle le mieux à ces conditions par sa manière de concevoir les principes constitutifs du monde ? Elles n’y satisfont ni l’une ni l’autre, à vrai dire ; cependant la pensée d’Aristote nous semble faire un pas dans le sens voulu. L’idée de la création nous donnerait bien des termes homogènes et parfaitement distincts, quoique de même substance (car la création d’une substance est une notion contradictoire), mais ni chez l’un ni chez l’autre des deux philosophes nous ne trouvons rien de pareil. Platon raconte moins la création du monde que sa confection par la mise en œuvre d’un quelque chose distinct de Dieu, coéternel à Dieu. De plus et surtout sa cosmogonie mythologique n’est pas compatible avec les bases de son système, telles que nous croyons les comprendre. Dans une Classification systématique des doctrines philosophiques en cours de publication, M. Renouvier dit[1] que « le concept de la création absolue n’est pas infirmé chez Platon, tout mythe écarté, par l’éternité de la matière, telle qu’il l’entend, et que, s’il l’était par la doctrine des idées éternelles, on ne pourrait pas dire qu’il fût bien entier non plus pour les docteurs du christianisme. » Nous admettrions bien ce rapprochement si les docteurs chrétiens entendaient Platon lorsqu’ils trouvaient chez lui un Dieu distinct du système des idées, soit que les idées subsistent hors de Dieu, conformément à la lettre du Timée, ou qu’elles soient le produit et l’objet éternel de l’intelligence divine, comme ces docteurs, qui l’enseignent pour leur propre

  1. Critique religieuse, Ve année, p. 266.