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Lucien Arréat. La morale dans le drame, l’épopée et le roman, Alcan édit. 1884. 1 vol.  in-12, 214 p.

M. Lucien Arréat a bien raison de regretter, avec M. Paul Janet, que, par crainte de la philosophie littéraire, on ait séparé violemment la philosophie de la littérature, et négligé les analyses délicates de psychologie que celle-ci peut fournir. Il en est résulté que nos littérateurs se sont détournés de la philosophie, comme d’une branche de littérature exsangue, vouée aux éternelles redites de l’abstraction, et que nos philosophes se sont enfoncés, en dieux triomphants, dans les nuages métaphysiques dont on leur abandonnait le domaine interdit aux profanes. Or, la chose est à noter, ce sont précisément les philosophes décorés du nom de littéraires qui ont accompli cette scission regrettable. Et, chose plus remarquable encore, ce sont les philosophes de l’école expérimentale qui tachent à faire œuvre contraire, à intéresser la philosophie aux réalités de la vie et à celles de l’art. M. Lucien Arréat, pour son compte, a déjà très utilement travaillé dans ce sens, si l’on en juge d’après quelques chapitres d’Une éducation intellectuelle, d’après nombre d’articles insérés dans la Revue de philosophie positive, et plus particulièrement d’après son savant et attrayant petit livre de la Morale dans le drame. Cet ouvrage se recommande en même temps aux philosophes et aux lecteurs plutôt curieux de critique littéraire. Ce double caractère découle, en effet, tout naturellement de l’idée maîtresse du livre, à savoir, que les créations dramatiques, épiques et romanesques, constituent de véritables expériences morales, dont la théorie doit faire son profit.

Entre « l’individu agissant, de chair et d’os, qui ne personnifie aucune doctrine, et y échappe toujours par quelque endroit », et l’être abstrait des philosophes, c’est-à-dire l’homme, sujet moral, le personnage poétique tient le milieu. « Le poète emprunte à l’histoire ou à la légende telles aventures qui ont remué le monde ou ému l’imagination des hommes, ou bien il introduit une action possible dans le milieu de la vie vulgaire ; en tout cas, il dispose les faits dans le dessein de faire ressortir un Caractère qui l’intéresse où une solution qui satisfait son jugement. Lui-même, il est de son temps, il est imbu des idées qui le gouvernent, et il interprète donc en un certain sens les éléments qu’il met en œuvre. En créant, il fait une véritable expérience morale. Il définit telles conditions, tels caractères ; il engage un conflit et il le résout. Les difficultés auxquelles s’achoppe le moraliste, le théâtre les débrouille à sa façon. Ses personnages pratiquent leur morale (chacun de nous à la sienne) ; ils la pratiquent dans une situation qui le montre, au lieu que, dans le cours de la vie, les incidents empêchent de voir, et les poètes ont ici cet avantage sur les philosophes, que la doctrine qu’ils se font des choses morales est toujours couirolée et quelquefois contredite par l’observation qu’ils portent sur la réalité de la nature humaine, » Ce n’est donc pas entreprise vaine, il faut en convenir avec M. Arréat, que « de faire servir ces expériences à la critique des systèmes de morale »,