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secrétan. — la restauration du thomisme

quoiqu’ils soient nécessairement pécheurs, puisque sans cela l’œuvre de Dieu serait manquée, il faut, dis-je, que parmi ces pécheurs, tous également dignes d’un malheur éternel, il fasse grâce arbitrairement à quelques-uns et les comble de félicités, sans qu’il y ait en eux aucune raison pour les distinguer des autres. Tout en magnifiant l’orthodoxie de saint Augustin, l’Église romaine a reculé devant ces doctrines ; mais les réformateurs et les jansénistes y ont abondé. Ils n’ont pas trouvé moyen d’exprimer le sentiment très chrétien qui leur fait rapporter à Dieu tout le bien qui se produit en eux et par eux, sans en ôter à ce Dieu la perfection morale, la vérité morale, qui seule en fait l’objet d’une foi religieuse. Comment accorder une théologie pareille avec le mot de saint Jean : Dieu est amour ? Comment ne pas voir dans cette idée de la nécessité du mal un reste du manichéisme auquel Augustin s’était rattaché dans sa jeunesse ? Comment ne pas reconnaître les influences néo-platoniciennes dans la conception métaphysique dont cette théologie est un corollaire ; l’idée que le monde étant l’image de l’être parfait dans l’imperfection essentielle à tout ce qui n’est pas cet être lui-même, il trouve sa perfection à réaliser tous les degrés possibles de perfection relative, et par conséquent d’imperfection ? Le mal moral nous est présenté comme un de ces degrés, un effet, une forme du non-être ; mais ce caractère privatif, cette irréalité du mal moral, par laquelle Augustin essaye de pallier les énormités de sa doctrine, n’est-elle pas tout ce qu’on peut imaginer de plus contraire au sentiment chrétien ? Quoi, Jésus serait mort sur la croix pour nous délivrer de quelque chose qui n’est rien ? Essayez de placer un tel discours dans sa bouche ! La négativité du mal est sans doute une formule spéculativement défendable ; elle est susceptible d’un bon sens ; mais prise dans celui d’Augustin, comme une simple privation d’être, elle est absolument anti-chrétienne. Comment haïr ce qui n’est pas ? Le monde qu’Augustin conçoit comme répondant aux perfections divines est une abstraction de l’intelligence d’une valeur métaphysique assez douteuse, évidemment inspirée par un intérêt logique, esthétique, et complètement étrangère à l’ordre moral où le christianisme est enraciné.

III

L’école dont les théories spécieuses avaient ébloui le grand évêque de Lybie lorsqu’il cherchait à concevoir la base éternelle où se fonde la possibilité du fait chrétien, le platonisme, interprété par Alexan-