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quand la profession du christianisme, déjà difficile, sera devenue un danger pour tous, alors, nous en avons l’espoir, l’élaboration qui s’accomplit aujourd’hui dans la profondeur des consciences sera manifestée, la semence qu’elles mûrissent poussera son jet, le christianisme impérissable recueillera les réchappés du grand naufrage où se précipite une civilisation condamnée, et dévoilera quelque chose de sa beauté.

À l’heure où j’écris, le nord de l’Europe célèbre encore le quatrième jubilé de Martin Luther. Il fut courageux, ce moine, lorsqu’il rendit témoignage de sa croyance devant les prélats et les princes, sous les sauvegardes impériales qui n’avaient pas garanti des flammes Jean Huss et Jérôme, ses précurseurs. Il fit une œuvre de grande portée en écartant les intermédiaires qui s’interposaient insolemment entre la conscience du fidèle et son Dieu ; et, si quelque chose de faible ou d’impur se mêle à son œuvre, son panégyrique a été prononcé par les prédicateurs de la cour ; une telle expiation paraîtra suffisante pour des fautes humaines. Mais en songeant aux prédicateurs de la cour, n’oublions pas que Luther est leur ancêtre ; n’oublions pas que le premier résultat de la Réforme fut de substituer au Siège de Rome dans le gouvernement de la religion les princes séculiers et les pouvoirs militaires ; n’oublions pas qu’au lendemain de Waterloo, le père d’un puissant empereur protestant, aidé de quelques pieux officiers de cavalerie, réglait dans son cabinet la foi de ses peuples. Quoi que nous pensions de la tiare, sachons-lui donc gré, rendons-lui grâces d’avoir maintenu les droits de la religion qu’elle prétend concentrer en elle-même, de n’avoir, malgré quelques concessions, jamais fléchi devant l’épée et d’avoir épargné à l’Occident les ténèbres étouffantes du Khalifat.

I

Le Nazaréen avait donné l’ordre à ses disciples de porter à : toutes les nations la nouvelle du salut qu’il avait frayé. Ce levain devait soulever la masse compacte de l’humanité, pour l’élargir et pour l’assainir. En faisant la conquête des multitudes, il était peut-être inévitable, suivant l’ordre naturel dont nous ne voyons point Dieu s’écarter, que le christianisme s’altérât en quelque mesure. Le moment où « nul n’enseignerait plus son prochain ni son frère » n’était pas encore arrivé. Il fallait des docteurs pour instruire la foule ignorante, et par une conséquence inévitable, les préjugés et les passions de la