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n’en est que la mesure abstraites imaginée pour notre usage. Plaignons-nous de nous-même, plaignons-nous de ces lois, si cela pouvait servir à quelque chose, mais non de ce personnage imaginaire, tout aussi irresponsable que l’espace lui-même, que le vide ou le néant. » Supposez le plus idéaliste des philosophes frappé dans ses affections : il regrettera ses morts, et croira comme le vulgaire qu’ils étaient autre chose que des projections inconscientes de sa faculté représentative. De même les raisons de Kant et de Leibnitz garantiront mal le temps de nos reproches. Ensuite ne confondons pas tempus avec tempestas pas plus qu’au delà du Rhin on ne confond die Zeit avec das Weilter. Le temps qu’il fait n’est pas celui qui s’écoule. Chez nous, le même son désigne deux idées presque incompatibles. Le hasard commet assez souvent de ces équivoques. Dans cette causerie sur le temps, où les vérités bonnes à dire se rencontrent presque à chaque ligne, M. Bouillier eût peut-être mieux fait d’éviter toute excursion métaphysique. A-t-il voulu redresser le langage ? le langage souvent se trompe, mais quand une fois il s’est trompé c’est pour longtemps : rien ne sert de l’avertir. A-t-il voulu détruire en nous les illusions psychologiques et morales à l’aide desquelles nous faisons de plus en plus petite notre part de responsabilité ? Je serais tenté de le croire. S’il est une préoccupation dominante et qui fait l’unité du livre, c’est bien celle-là. Le titre de la première étude, par exemple, ne permet pas d’en douter : Y a-t-il une responsabilité morale dans le rêve ? La réponse est nette. D’abord nous rêvons de ce que nous avons fait. Nos actes volontaires de la veille déterminent en nous toute une suite de représentations, que la mémoire conserve ei que bientôt le rêve reproduira. — Mais si je rêve que j’ai assassiné ? — Prenez-y garde. Votre victime imaginaire est-elle de vos amis ou de vos ennemis ? Dans le dernier cas, osez dire que vous ne lui avez jamais souhaité de mal. Votre rêve a démesurément exagéré vos vœux, mais il ne les a que partiellement dénaturés. « Songe, mensonge » dit le peuple. M. Bouillier pense le contraire : In somnio veritas. « Dis-moi ce dont tu rêves et je te dirai ce que tu penses. »

Citons dans ce même volume un chapitre sur la Sympathie et où l’on plaide pour nos ancêtres. Ne nous croyons pas plus charitables que nos pères. De leur temps les journaux étaient rares et les chemins de fer n’existaient pas. Les applications de la science ont étendu notre sympathie. Nous nous intéressons maintenant, à tout et à tous et nous venons en aide à de lointains inconnus. Autrefois le bien se faisait dans une sphère plus étroite : est-ce à dire qu’il s’en faisait moins et que la charité d’il y a un siècle était moins bien ordonnée que celle d’aujourd’hui. Ici nous retrouvons l’auteur de Morale et Progrès, le moraliste sévère qui pèse les intentions plus que les actes. Est-on sûr que la quantité de bon vouloir soit plus grande chez les modernes qu’elle n’était chez les anciens ? Est-il certain que la civilisation fasse toujours les affaires de la moralité ? De la moralité extérieure, soit. Mais ce n’est là qu’une moralité d’apparence, pour ne pas dire de contrefaçon.