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notices bibliographiques

rait du côté de Jouffroy. Ernest Bersot au contraire, si fort contre ses propres maux, si près de la faiblesse ou du moins de la pitié attendrie quand il voyait souffrir les autres, goûtait médiocrement les consolations de la métaphysique : il croyait au mal, non par raison démonstrative, mais parce que l’expérience lui déconseillait de le nier, Dans son nouveau livre, M. Bouillier, entend rester moraliste ; il comprend qu’avec les malheureux et les malades, il y a mieux à faire que de commenter Leibniz. On les divertirait bien autrement d’ailleurs en leur racontant Candide et les mésaventures amoureuses du docteur Pangloss. Malheureux ou malade, plus d’un parmi nous l’est par sa faute. Il est nombre de biens en notre pouvoir. Il en est beaucoup qui ne sont pas en notre dépendance : de ceux-ci, quelques-uns nous arrivent et si nous ne les inscrivons pas sur notre livre de compte, c’est que nous sommes des comptables distraits ou inexacts. Quand on veut juger de la vie il faut « établir une sorte de compte en partie double des biens et des maux, or, comme dans toute espèce de comptes la première condition est ici l’exactitude. » Les joies nous traversent sans que nous y pensions : pourquoi n’y pensons-nous plus, nous qui tremblons à la seule menace de la douleur et nous courbons sous son étreinte comme si déjà elle nous opprimait ? Que l’imagination n’altère pas les proportions des choses et l’homme sera juste envers la vie. Avant M. Bouillier des philosophes aussi savants que sages et parmi lesquels il s’en trouve dont les noms sont à jamais célébres, tels que Adam Smith et Hartley, avaient prêché l’optimisme. À côté d’eux, d’autres, moins connus, méritent qu’on ne les oublie pas. Antoine de la Salle, par exemple, l’un des premiers traducteurs de Bacon, avait un grand fonds de bienveillance et l’optimisme lui agréait. La douleur existe, mais « qui ne l’a pas sentie n’a pas senti non plus la douceur de vivre. » Ainsi pensait cet homme en dépit de ses propres infortunes. Son expérience personnelle le prédisposait aux réflexions décourageantes et pourtant il s’obstinait à croire en un Dieu qui « maintient l’équilibre par son intervention, et fait sortir des balancements, des alternances de toutes choses l’ordre et l’harmonie dans l’univers et dans l’homme. » Les pessimistes sont des mécontents qui se croient irresponsables : ils ne sont pas les seuls.

À côté d’eux, d’autres se rencontrent, d’autres, dont les plaintes, pour être moins ambitieuses, ne sont guère plus sensées. Si un catarrhe leur tombe sur la poitrine, c’est la faute du temps qu’il fait : si une corvée désagréable leur est imposée par un ministre, c’est la faute du temps où l’on vit ; si, quand ils veulent se divertir, ils trouvent le divertissement monotone, c’est la faute du temps qui ne passe pas assez vite. Cela ne fait de mal à personne de s’en prendre au temps ; le temps, non plus, ne saurait s’en plaindre « Le temps qui n’en peut mais est pour nous comme une sorte de bouc émissaire sur lequel nous rejetons des torts qui sont les nôtres, ou l’effet fatal de ces lois du mouvement qui font tout croître et tout périr, tandis que le temps