Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 18.djvu/589

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
585
ANALYSES.kussmaul. Les troubles de la parole.

Aussi loin que puisse remonter la philologie comparée, nous nous heurtons toujours à de solides embryons de langage, aux racines. Les racines étant devenues des embryons de pensée, la parole s’est élevée du stade préparatoire, imitatif, au second stade qui forme et renferme des mots réels. À ce degré, la parole n’est plus un miroir d’intuition purement sensible. L’homme s’élève à des représentations qui trouvent dans les mots réels une forme perceptible aux sens.

En résumant les phases successives du langage, nous trouvons qu’il faut une pensée avec une impulsion du sentiment qui pousse à la manifester, un choix entre les mots que la parole apprise met à notre usage, enfin nous laissons jouer les appareils réflexes qui portent les mots au dehors. Ainsi : 1o préparation du langage dans l’intelligence et le sentiment ; 2o diction ou formation des mots internes ; 3o articulation ou formation des mots externes.

Un intéressant chapitre (vii) est consacré à la question tant discutée par les philosophes, si l’on peut penser sans mots. L’indépendance de l’idée par rapport au mot se laisse facilement démontrer et le développement des idées générales chez les animaux et les enfants, prouve que des idées se forment sans mots, mais il est certain aussi qu’elles n’atteignent leur précision qu’à l’aide du langage. Pour prouver que la pensée est complètement indépendante des mots, on s’est fondé sur un certain nombre d’observations que l’auteur rapporte, tout en contestant la conclusion tirée. D’abord le cas de Krause. Un jeune sourd-muet en état de vagabondage fut recueilli par la police de Prague et envoyé à l’Institution des sourds muets. Il donna des renseignements précis sur le moulin où il avait été élevé et d’où les mauvais traitements de sa belle-mère l’avaient chassé. Il ne savait ni son nom, ni celui du moulin, il savait seulement qu’il était à l’orient de Prague. On fit des recherches et toutes ses assertions, tout ce qu’il avait raconté de sa vie antérieure, se vérifièrent. Kussmaul rappelle aussi le cas de Laura Bridgmann et l’histoire célèbre de Lordat qui se prétendait capable de réfléchir sur le Gloria Patri, etc., « quoique sa mémoire ne lui en suggérât pas un mot. » Notre auteur, avec Trousseau, rejette complètement cette prétention de Lordat qui n’était qu’une illusion ; car comment peut-on penser une formule sans signes, une formule de mots sans mots ? « Il résulte de l’observation de Lordat, lui accordât-on une confiance absolue, rien que ce fait : c’est que les idées, une fois acquises, possèdent une certaine indépendance à l’égard des mots, mais qu’elles ne peuvent s’acquérir sans l’aide de mots. »

L’étude détaillée des conditions anatomiques et physiologiques de la parole et de la faculté générale de s’exprimer par des signes (gestes, écriture, etc.) tient une grande place dans l’ouvrage de Kussmaul. Nous regrettons de ne pouvoir la résumer ; mais un exposé sommaire serait sans profit. Remarquons seulement combien ce travail, en apparence étranger à la psychologie, lui est utile. C’est grâce à cette analyse de faits, concrète, que la parole se montre à nous dans toute sa complexité,