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ANALYSES.stricker. Physiologie des Rechts.

les hommes qui ont passé leurs premières années dans la société de leurs semblables. Il est clair que, dans les centres de civilisation, on se forme d’autres idées que chez les peuples sauvages. De même on comprendra que l’étendue de l’idée du droit varie selon le commerce social. Enfin et surtout, plus l’idée du droit domine nos autres penchants — ce qui diffère selon le peuple, l’individualité et l’éducation — plus l’individu se fortifie moralement.

It est intéressant de comparer ici les idées que s’est formées M. Stricker sur l’origine de notre idée du droit à celles qu’un autre savant professeur de l’Université de Vienne, M. Charles Menger, a émises, il y a deux ans, sur l’origine organique pour ainsi dire de l’institution du droit dans un ouvrage ! dont nous avons déjà eu l’occasion d’apprécier les autres parties dans le numéro d’août de cette Revue (p. 215-220).

« Ceci est propre à la nature de l’homme, » dit M. Menger (p. 274), « qu’il lui est presque plus pénible d’être continuellement menacé de maux que d’éprouver le mal lui-même. Chacun de nous se sent au plus haut point menacé par des actes de violence, si même nous n’en sommes pas immédiatement atteints ; c’est surtout le cas pour les faibles qui forment toujours vis-à-vis des forts une grande majorité, » Par suite de ces circonstances, il se forme une conviction de la nécessité de certaines bornes à l’arbitraire. Cette conviction se forme d’abord dans l’esprit des plus éclairés d’entre le peuple ; plus la faculté de raisonner se répand, plus aussi tous comprennent l’avantage de ces bornes à l’arbitraire individuel, même les forts, dont l’intérêt est de conserver les avantages acquis par leur force. Il se forme successivement dans l’esprit de tous les individus l’idée que ce qui est dans l’intérêt de chacun doit être assuré et non abandonné à la libre appréciation des individus, Le droit naît et existe dans l’esprit du peuple et sa réalisation est exclusivement l’affaire de ce dernier. Le droit d’un peuple n’est donc, dans sa forme originaire, ni le résultat d’un contrat, ni d’une réflexion qui a pour but l’assurance du salut commun (idée de Hume et de Jhering, voir plus haut), il est plus ancien que la formation même des États, ce qui ne l’empêche pas d’être un des liens les plus forts par lesquels la population d’un territoire constitue un État et parvient à une organisation politique (staatlich).

La différence entre le droit et la morale est, selon M. Menger (l. cit., annotation 152)[1], que l’observation de la règle du droit ne doit pas être laissée, suivant l’intention du législateur, au libre arbitre, comme c’est le cas pour les règles de la morale. Ce que contient un droit concret, dans un cas spécial, dépend, avant que la législation commence à la façonner, des conditions spéciales de la population, par l’esprit de laquelle ce droit a été produit.

  1. Untersuchungen über die Methode der Socialwissenschaften und der Politischen Œconomie insbesundere, Leipzig, Duncker et Humblot, 1883.