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revue générale. — b. perez. Les théories de l’éducation.

jours en vue que « l’animal raisonnable » ? L’éducation régulière des sens, selon M. Joly, doit être avant tout intellectuelle. En quoi donc la finesse de la vue, de l’ouïe, du toucher, de l’odorat et du goût, serait-elle incompatible avec la délicatesse du sentiment, la force de la pensée, la décision et la moralité de la volonté ; en quoi les qualités du sauvage avec celles de l’homme civilisé ? M. Joly n’affirme pas précisément cette incompatibilité, mais sa doctrine y tend, pour peu qu’on l’interprète avec passion, avec une passion politique, religieuse ou métaphysique. À ce propos, ne savons-nous pas qu’aux yeux de certains docteurs d’outre-Rhin, les progrès de la myopie chez leurs nationaux comptent au nombre des signes incontestables de la primauté intellectuelle du peuple allemand ?

Il y a certainement plus à louer qu’à reprendre dans l’essai de M. Joly, qui rentre, à bien des égards, dans le sillon de la pédagogie scientifique. M. Joly s’oppose énergiquement à la doctrine qui admet des facultés supérieures et des facultés inférieures, c’est-à-dire des facultés à cultiver séparément, et par suite au détriment des autres : il veut le développement intégral et harmonieux de toutes. Il donne au caractère pour base l’idiosyncrasie physiologique, et il a écrit sur cette matière si délicate et si obscure quelques pages d’une psychologie pénétrante. Il est sympathique à la doctrine d’Herbert Spencer, qui voit dans les tendances héréditaires et dans les formes primitives de l’intuition « l’équivalent de cette raison, dont le travail se mêle intimement et continuellement au travail simultané de toutes nos autres facultés. » Il établit avec précision le rapport qui doit exister entre le développement de la mémoire et celui des autres facultés. Sans la vouloir machinale, il ne croit pas, comme tant de gens paraissent le croire aujourd’hui, « que tout ce qu’on apprend par elle est autant de perdu pour la raison ; » il ne sacrifie pas à la mémoire dite du sens ou de l’esprit la mémoire exacte et littérale, la mémoire des choses apprises par cœur. « Le sens et la lettre sont-ils toujours ennemis par essence ? Nullement, et il importe de discerner les occasions où la lettre elle-même est nécessaire au sens, soit dans l’art, soit dans la science[1] ». M. Joly explique à peu près comme Bain le caractère que l’intuition doit avoir dans les leçons des choses, la nature et les limites de la forme interrogative dans l’enseignement. Il veut qu’on habitue l’enfant à écouter, à observer, à compter en observant, à se rappeler les choses dans leur ensemble et sous leurs vives et réelles couleurs. L’auteur du livre de l’Imagination se retrouve dans les pages consacrées à la nécessité de faire marcher de front l’observation, la mémoire et l’imagination. Notons de judicieux et parfois minutieux préceptes sur l’art d’exercer le jugement et le raisonnement, sur la faculté de comprendre, sur la mesure, la manière et les conditions d’exercice de cette faculté, si éminemment scolaire. Ce point est magistralement traité, et il faut nous y arrêter un instant.

  1. P. 70.