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tudes. M. Joly appuie avec raison sur un fait noté en passant par Mme Necker de Saussure et scientifiquement établi par M. Gratiolet, je veux dire l’influence des habitudes extérieures sur les états intérieurs dont elles sont l’expression et le stimulant. « Il n’est pas d’état intérieur, état de la pensée, du sentiment ou de la volonté, qui ne se traduise par un certain état externe, par un mouvement, une attitude involontaire. » En revanche, « une attitude imitée, sans idée préconçue, un geste sans intention, éveillent dans l’esprit certaines tendances corrélatives[1]. » La duplicité, l’hypocrisie, la franchise, la politesse, la grossièreté, la bonté, la complaisance, la gratitude, la sociabilité, la timidité, la sympathie, la misanthropie, passent aisément du langage, des manières, des attitudes, des habitudes du corps, dans les sentiments, les idées et les déterminations.

Enfin l’éducation corporelle s’adresse aux sens et aux organes, pour leur donner des habitudes de netteté, de propreté, et en augmenter la vigueur et la finesse. M. Joly n’insiste pas assez sur ces questions si intéressantes, soit au point de vue de l’éducation physique, soit au point de vue de l’éducation intellectuelle et morale. C’est encore ici un des points où le remarquable essai de M. Joly, si étudié, si intéressant, aux vues si libérales et si sages, me paraît un peu trop obéir aux exigences de sa doctrine philosophique. J’avais presque envie tout à l’heure de lui demander en quelle mesure l’éducation devait s’occuper de l’ « enfant maladif et cacochyme », que Rousseau met tranquillement de côté pour donner ses soins à l’enfant bien né et d’excellente condition. Je lui reproche tout au moins de ne pas assez prendre en considération le côté pathologique et le côté animal de l’être à élever, de l’educando, comme l’appellent si bien les espagnols et les italiens. L’homme à l’état dit sain et normal, ne reste-t-il pas toujours plus ou moins dans la pathologie et l’animalité ? Et qu’est-ce donc qu’une fatigue excessive des muscles ou du cerveau, ou de tel autre organe ou viscère, fatigue due au plaisir, à l’étude, ou au jeu des passions, sinon un état de désorganisation et de maladie commençante ? Pour qui veut régulièrement diriger l’éducation de l’enfant à l’état sain et normal, rien ne doit être ignoré des effets de l’éducation sur le crétin, l’avorton et le rachitique.

L’éducation du corps pour lui-même me paraît un peu trop subordonnée, je ne dis pas sacrifiée, par M. Joly, à son éducation pour le bien intellectuel et moral. Il l’admet avec de si fortes restrictions, qu’il semble rejeter la fameuse maxime d’Emerson, si chère à Herbert Spencer. « La première condition du succès pour l’homme dans la vie, c’est d’être un bon animal. » Voici la façon dont il la commente : « Dans l’animal proprement dit, tout est accommodé à des fins matérielles ; dans l’animal humain, tout est accommodé aux fins de l’intelligence ; tout exige, pour se développer normalement, le concours de l’intelligence. » Est-ce une raison, en développant le « bon animal », de n’avoir avant tout et tou-

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