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perçoit dans l’œil en le comprimant ou quand il reçoit un coup, alors qu’on y voit, selon l’expression populaire, trente-six chandelles. Comment douter que ces lumières aient leur siège dans l’œil ? Ceci nous ramène à la lanterne, et on voit que les anciens physiologues pouvaient faire valoir des raisons excellentes pour le temps[1] en faveur de la nature ignée du sens de la vue.

Démocrite, avons-nous dit, soutenait la nature aqueuse de l’œil, et Aristote, qui suit ici l’Abdéritain[2], en donne cette raison décisive que quand l’œil fond, c’est de l’eau qui en coule.

Mais tout semble indiquer que Démocrite, aussi bien qu’Empédocle, regardaient la surface lisse de l’œil (la cornée), comme sa partie sensible recevant les images à la façon d’un miroir bien poli (Sens, II, 6), et peut-être est-ce Aristote, à qui le mérite revient d’avoir reporté le premier au fond de l’œil (sur la rétine) le siège de son activité propre : « le mouvement transmis à travers les milieux transparents de l’œil va impressionner la surface lisse (= rétine, choroïde) du noir de l’œil[3], et former l’image. » Une surface lisse est, en effet, la condition nécessaire pour la formation de toute image[4]. Mais ceci, ajoute Aristote, ne saurait suffire à expliquer la sensation. L’œil n’est pas un simple miroir. Il faut en plus de l’image un facteur qui n’existe pas dans le miroir, ni dans aucun corps lisse ; réfléchir une image n’est pas voir ; le fond de l’œil réfléchit l’image, mais de plus le fond de l’œil voit (Sens, II, § 9).

Quelques-uns des phénomènes rétiniens si curieusement étudiés de nos jours n’échappent pas à notre philosophe. Il sait « qu’une forte excitation en empêche une faible (Gen. V. 18). Si on détourne le regard de couleurs vives (ἰσχυρός), on est ébloui comme quand on va du soleil dans un endroit sombre. Un état d’excitation antérieure de l’œil empêche donc des excitations ultérieures. Certain passage du traité Des Rêves en indiquant que l’œil reporte sur un objet nouveau la couleur de l’objet qu’il vient de quitter, en signalant les

  1. On ne s’étonnera pas de ne pas voir invoquer ici la prétendue phosphorescence des yeux de certains animaux. Celle-ci n’a été découverte que très tard, il y a à peine deux siècles. Le traité De l’Âme (II, vii, § 4) nous donne une liste fort intéressante de corps produisant des lueurs dans l’obscurité et naturellement les yeux des félins n’y figurent pas. Ce sont : les champignons, la corne (κέρας), les têtes de poissons, leurs écailles et leurs yeux.
  2. L’œil n’est ni d’essence aérienne, ni d’essence ignée (Gen. V, 15).
  3. « La lumière traverse les milieux aqueux de l’œil et va agir plus loin (Sens. II, § 9). La vue est transmise jusqu’au fond de l’œil comme jusqu’à l’extrémité d’une cire qui à reçu l’empreinte à la surface (Âme, III, xii). »
  4. Les rêves, pour Platon, étaient des images se produisant sur la surface lisse du foie.