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et comme il arrive souvent l’erreur aristotélique repose sur des faits d’observation exacts mais mal interprétés. On avait remarqué que ceux qui n’y voient pas de loin, ont les yeux saillants (ἐξόφθαλμα), ce qui est exact, car nous savons que cette disposition coïncide d’ordinaire avec une myopie prononcée. On supposa le contraire pour les personnes ayant les yeux renfoncés. Chez elles, disait-on, le « mouvement » ne se perd pas à côté et va droit son chemin (Gen., V, 27) : la vue de l’homme n’aurait pour ainsi dire pas de limites si on pouvait étendre un tube de l’œil à l’objet considéré le plus lointain, puisqu’alors l’excitation venant de cet objet ne s’égarerait pas (Ibid.)

Tout cela n’est pas d’ailleurs spécial au sens de la vue. Ainsi l’odorat sera plus étendu chez le chien de Laconie, notre lévrier, à cause de la longueur de son museau qui protège mieux l’organe olfactif ; les animaux à longues oreilles entendront de plus loin, par la même raison qu’on voit de plus loin avec un tube (Gen., V, 33). Ces raisonnements ont dû paraître irréfutables en leur temps, et il est probable que nous en faisons aujourd’hui beaucoup dans les sciences, que nous croyons étayés d’excellentes raisons et qui sont tout aussi peu solides.

La vue. — Le toucher et le goût sont, pour Aristote, les sens de la conservation par excellence et comme tels appartiennent à tous les animaux doués de mouvement ; la vue au contraire est essentiellement le sens de l’intelligence. Cette appréciation est tout à fait justifiée ; la vue ne nous fait-elle pas connaître l’intangible sidéral et l’intangible microscopique ? fournissant à notre esprit sur la structure intime des corps et l’étendue de l’univers des notions directes qu’aucun autre sens ne peut, dans l’état actuel des sciences, nous fournir, même par la voie la plus détournée. Sans invoquer ces arguments, il suffit que la vue, pour le rôle éducateur que lui attribue le stagyrite nous fasse simplement percevoir les propriétés communes des corps, c’est-à-dire la figure, la grandeur, le mouvement, le repos, le nombre, toutes notions pour lesquelles ce sens se substitue en quelque sorte au toucher et l’abrège ; il convient toutefois d’ajouter « la fonction de distinguer les couleurs, c’est l’objet propre du sens de la vue » (Âme, II, vi, 2-3).

La vue, avons-nous dit, résulte d’un mouvement communiqué à l’air par les objets, et transmis jusqu’à l’œil. Démocrite prétendait que le manque de diaphanéité des milieux nous empêche seul de voir à grande distance et que si l’espace devenait vide, on verrait

    il sera plus capable de voir loin que ceux qui auraient la pureté des humeurs de l’œil et de la membrane qui les recouvre, sans avoir aucun abri au-dessus des yeux. »