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enjambée sur un abîme. Il aspire surtout à refaire, pratiquement, l’homme religieux, l’homme qui ne vit pas seulement de pain, ni même du pain fabriqué dans le laboratoire du chimiste. Sa tentative mérite considération. En notre temps d’études patientes et fragmentaires, où les hautes sciences du sujet ont tant profité à s’inspirer des travaux de la physiologie, on s’étonnera sans doute que l’auteur se présente presque comme étranger à l’expérience, qu’il s’en tienne à de fines esquisses littéraires, et il semble même limiter la philosophie à être une intuition du monde, une image réfléchie des choses (le simulacrum et reflectio de Bacon), une sorte de répétition, où de son chef elle n’ajoute rien, la dépouillant ainsi, du reste, de toute existence métaphysique. Il n’est pourtant pas, à coup sûr, si indifférent qu’il pourrait d’abord le paraître aux travaux de ses contemporains, à ceux de Fechner et de Wundt, par exemple, et il ne refuse pas, je le suppose, l’exercice, à tous les degrés de la science, ce que j’appellerais volontiers la « fonction philosophique », tout en la portant de préférence sur le terrain qui est aux confins des hypothèses transrationalistes. Mais le moraliste qui anime en lui le philosophe s’est ému de la détresse des âmes, il a parlé la langue du sentiment afin d’agir sur elles avec plus de force, et, comme il ne veut pas d’une foi qui est récusée par la science moderne, il en appelle finalement à l’émotion du beau pour pouvoir exiger, même des plus tendres, le renoncement stoïque. Après tout, ce renoncement est devenu plus facile, à mesure que nous vivons dans un monde où il y a plus de clarté, et l’homme se sent plus fort, plus heureux aussi, dans la lumière que dans les ténèbres. Ce grand résultat, le Dr Duboc sait bien que nous le devons à cette science positive qui ne s’embarrasse pas de rêves ; il lui en est au fond reconnaissant, et il voudrait seulement lui apporter, psychologue, ses observations, moraliste, son idéal. Son idéalisme est en ce sens acceptable ; quant à la valeur pratique, il faudrait l’en estimer à l’usage, et cela n’est au pouvoir ni du philosophe ni de son critique. Si d’ailleurs cet idéalisme revêt parfois la robe chatoyante de la poésie, la couleur y est discrète, et pour clore cette étude je choisirai, parmi d’autres pensées demi-voilées, celle-ci plus profondément marquée au cachet de l’auteur et qui rattache à son premier livre son dernier : « L’amour seul sauve pour toi l’enchaînement du tout et il te sauve dans cet enchaînement. »

Lucien Arréat.