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Kantisme ; un article de lui, inséré dans la Völkerpsychologie (Bd. XIV), nous permettra de les préciser davantage. Ayant pris son siège dans l’eudémonisme, il est clair qu’il repousse la prétention de Kant à affranchir notre volonté de notre sensibilité et à prendre la pure idée du devoir pour unique mobile de nos actes : besogne, dit-il aussi malaisée au philosophe qu’il l’était au Juif de Venise d’enlever une livre de chair du corps d’un homme vivant sans répandre une goutte de sang dans l’opération. Sur ce point, on le sait, M. Renouvier a aussi corrigé Kant. Aux yeux du criticiste français, la loi du devoir pour le devoir est un paradoxe : si elle a le mérite de n’impliquer point des fins déterminées à atteindre, la morale ne peut pourtant exiger que les fins voulues pour elles-mêmes, et d’abord le bonheur, soient exclues des motifs d’agir ; la pratique suppose l’intégration des fonctions qu’on a divisées, et il n’est pas possible de concevoir l’idée de justice, à moins d’y faire intervenir le principe passionnel de la bienveillance ou de la sympathie[1]. Ceci réservé, le Dr Duboc fait ensuite un pas vers Kant, en attribuant à la seule action accomplie en vue du devoir le caractère moral. La libéralité s’oppose à l’avarice, la bonté à la dureté de cœur, etc., et la contradiction, dit-il, est en ces cas particulière ; mais c’est la loi même de l’être qui est devenue la loi morale dans la conscience, et cette loi morale générale repousse tout ce qui est contradiction dans l’homme. Kant a donc raison là-dessus : c’est le « sentiment moral » qui imprime à l’acte sa haute qualité morale, et toutes les inclinations doivent se taire quand le devoir parle.

Mais d’où vient ce sentiment moral et qu’y a-t-il de primitif dans la conscience ? L’homme connaît ce qui lui est dû, et la réaction de notre conscience, dit le Dr Duboc, contre la diminution de ce qui est dû à autrui repose sur le motif de la revendication de ce qui nous est dû à nous-mêmes. Il semblerait donc, à son tour, apercevoir l’équation logique à la racine de notre idée de justice. Il faudrait, ce me semble, pour s’entendre à la fin sur la recherche du bonheur, distinguer dans les objets de cette recherche des besoins d’utilité, des besoins de sympathie et des besoins de justice, qui exigent également d’être satisfaits. Nos besoins d’utilité, personnelle ou sociale, répondent évidemment aux faits d’organisation individuelle et collective ; nos besoins de sympathie reviennent à notre être passionnel, et notre besoin de justice peut être cherché dans notre nature intellectuelle. Si l’idée logique ne suffit pas à diriger la volonté, c’est que l’homme n’est pas seulement une intelligence, mais

  1. Science de la morale, livre II, 1re section, 28, 29, 30.