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sus du degré actuel de l’existence. Le développement progressif doit être enfin le sens du monde, comme il est celui de l’effort dans la créature pensante que nous sommes.

Quelle preuve avons-nous pourtant quele progrès se réalise ? Jusqu’à quel point l’individu avance-t-il dans le procès social, et la terre dans le procès cosmique ? L’affirmation même du progrès pour notre espèce peut-elle suffire à fonder une théorie optimiste capable de nous émouvoir bien fortement ? À ces questions, qu’il ne pose pas d’ailleurs sous cette forme ni dans le même ordre, l’auteur va répondre maintenant.

Le progrès intellectuel, et partant le progrès matériel, dit-il, sont incontestables. Mais il est important de s’assurer si, dans le développement de la civilisation humaine, une quote-part est assignable au progrès moral, ou si la moralité ne reste pas stationnaire, comme le pensait Buckle. On mesure d’ordinaire la croissance de la moralité à la décroissance de l’égoïsme. Le Dr Duboc se montre sur ce point plus réservé. Si nous sortons de l’égoïsme, dès que notre intérêt s’attache à un autre que nous-mêmes, le nombre d’objets en dehors de nous, remarque-t-il, n’importe guère, et l’extension de la sympathie à des groupes plus larges n’est pas nécessairement la mesure du progrès moral. Complètons ici sa pensée et introduisons une distinction essentielle entre notre pouvoir et ses effets. Dans le domaine de l’art, l’homme de la Vézère qui a gravé, sur la plaque d’ivoire déposée au Museum, le fin profil d’une tête de mammouth, était un Phidias préhistorique, et ce sont d’abord, dans l’art, les conditions sociales qui affectent le produit. Dans le domaine intellectuel, le progrès est évident, si l’on regarde aux effets, à l’accumulation des découvertes ; mais on ne voit pas aussi évidemment que Newton ait été supérieur à Archimède, et un Archimède sauvage bornerait l’emploi de son génie à trouver le mode de taille ou la forme d’un silex. Dans le domaine moral, ce n’est pas le pouvoir non plus qui semble avoir augmenté beaucoup, je veux dire la force d’accomplir un sacrifice commandé par le devoir ; mais le sacrifice est devenu plus facile en bien des cas, et aussi plus habituel, par suite d’une démonstration répétée et d’une conformité plus grande de notre volonté à des fins senties et commandées comme bonnes. Si d’ailleurs les Grecs ont créé la science abstraite, ce que n’ont pas su faire les Chinois, c’est qu’ils possédaient un plus haut génie, et, quelque opinion qu’on professe sur l’apparition des races, il faut admettre au moins quelques degrés dans le pouvoir intellectuel ; il faut en admettre, qui sont correspondants, dans le pouvoir artistique et dans le pouvoir moral, et alors nous dirons que le pouvoir augmente dans l’homme, mais infini-