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nous sommes, une fois pour toutes, plongés dans l’incompréhensible, et que tout ce que nous nous vantons d’avoir compris n’est rien de plus qu’une suite d’apparitions, c’est-à-dire d’impressions sensibles, qui ont cessé seulement de nous étonner, à force de se répéter, et que nous avons fait entrer, en conséquence, à titre de lois de la nature, dans notre compendium. » De là enfin, dans le domaine pratique, cette proclamation, par les pessimistes, du non-sens de l’existence sur les débris du royaume de Dieu. Comment compenser, en effet, la perte de l’au-delà ? Car de dire, avec Dubois-Reymond, qu’on respire librement et facilement sur le sommet du souverain scepticisme, ce n’est qu’une métaphore.

Feuerbach, dans sa réaction contre le mysticisme, a enveloppé toute métaphysique dans le même mépris, et Dubois-Reymond a montré les bornes fort étroites de notre science. Qu’on ne parle donc plus d’une conception du monde, si l’on ne s’inquiète pas de dépasser le mécanisme atomique ! Mais notre besoin de causalité n’en est pas satisfait et nous propose de nouveaux problèmes, pour l’intelligence desquels aucunes déductions scientifiques, cette fois, ne sont nécessaires.

L’auteur ne nous parle pas, avec Fechner, d’une âme des plantes ou des astres ; mais la position de notre terre dans l’espace nous oblige à tenir compte, dit-il, de la vie du monde (belebung et non beseelung). Il n’accepte pas, avec Max Müller, que nous ayons un concept de l’infini, comme de quelque chose sans limite ; mais l’impossibilité de fixer la limite du côté de la grandeur ou du côté de la petitesse éveille en nous une pensée, un problème de l’infini. Cette pensée nous est nécessaire, et l’émotion du sublime ne peut naître en nous que de la contemplation de quelque chose qui nous dépasse[1]. Hélas ! elle nous est interdite, si le mystère n’est plus consolateur et si le non-sens règne sans partage dans le monde.

Ici l’auteur attaque corps à corps les pessimistes et il ruine par le menu tous leurs arguments. Il fait toucher au doigt les erreurs où sont tombés Schopenhauer et M. de Hartmann, dans leur évaluation de la somme du mal, qui serait supérieure dans le monde à celle du bien, et il a pleinement raison de dire que le pessimisme ne saurait être une philosophie et prétendre à une vérité objective. Il reste une disposition, et encore variable selon les individus, à voir plutôt le côté affligeant des choses. Les démagogues, les révoltés d’aujourd’hui n’accusent-ils pas les quiétistes, dont était Schopenhauer, d’être

  1. Voir encore les articles sur le respect (dans Gegen den Strom), sur le sublime dans Reben und Ranker). — Sur le pessimisme, voir aussi l’appendice à La vie sans Dieu et un article dans le recueil Contre le courant.