Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 18.djvu/520

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
516
revue philosophique

son amour, et il montre la force de son amour, puisque cette renonciation lui coûte la vie. Qui préfère le devoir comme plus haut n’aimait pas véritablement, était un individu moins complet. « Le monothéisme du devoir n’épuise pas tout l’homme. »

Certes, l’amour se dessine ainsi très vigoureusement, et Vénus, même, reste trop fatale. Avec le Dr Duboc, j’estime qu’il y a conflit tragique dans les cas où deux commandements sont en présence, dont l’un ne peut être subordonné à l’autre dans les autres cas, il n’y a pas vraiment conflit, et la question est de savoir maintenant s’il y a conflit tragique, dans tous les cas, entre l’amour et le devoir, le devoir précis. Si l’amour et le devoir traitent constamment de puissance à puissance, comme le veut l’auteur, aucune ne céderait à l’autre, et tout conflit entre les deux serait « conflit de droit ».

J’hésite à accepter cette doctrine. Écartons les cas où le conflit a été amené par une faute antérieure, pour ne considérer que les cas bien tranchés, celui, par exemple, pour l’emprunter à la littérature allemande, de Max Piccolomini, placé dans l’alternative de perdre Thécla ou de se déclarer traître envers l’empereur en suivant le parti de Wallenstein. Il est vrai, quand Max renonce à Thécla en refusant de servir son père, que ce renoncement est nécessaire au point de vue de l’amour, parce que Max, s’il agissait autrement, cesserait d’être objet d’idéal pour son amante. Mais est-ce bien ce motif qui le détermine ? Non pas, c’est le pur devoir moral, et celui-ci prime donc le devoir plus spécial de l’amour. « Dis, Thécla, que tu as pitié de moi, que tu te persuades toi-même que je ne peux faire autrement. — Comment le bien pourrait-il être ce que ton cœur généreux n’a pas suivi et trouvé d’abord ? » En vain Wallenstein cherche à séduire ce généreux jeune homme, en lui représentant qu’il doit fidélité à son général plutôt qu’à son empereur, que sa responsabilité sera légère en cette lutte Max n’hésite point, et il se fait tuer à la tête des cuirassiers de Pappenheim, dont il est le colonel, en combattant les Suédois qui venaient recueillir le fruit de la trahison. Ce n’est pas là un suicide, et la conduite de Max, bien loin de trahir l’indécision entre deux devoirs, révèle l’adoption énergique du devoir moral. C’est que l’idéal moral est plus haut placé que l’idéal de l’amour, ou, pour mieux dire, que celui-là enferme tous les devoirs de la vie de société. Il est vrai seulement que l’obéissance au devoir moral entraîne une plus poignante angoisse, un plus douloureux renoncement, quand l’homme est atteint dans son amour. La tranquillité n’est pas le bonheur, et nous ne saurions goûter un plein contentement sans la jouissance de notre plus haut désir[1].

  1. Befriedigung et Friede, observe le Dr D., ont, en allemand, le même radi-