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n’atteint que rarement, mais à laquelle il peut atteindre, quand un dieu le favorise.

Si, partant de là, on veut esquisser à larges traits le développement de l’amour, on y distingue, deux moments principaux, d’abord le choix d’une personne, comme objet du plus haut désir de l’âme, et puis le désir, chez celui qui aime, de devenir à son tour l’idéal de son idéal. Au premier degré, la sensualité l’emporte et la fin de l’amour est le rapprochement des sexes. At second degré, le moi se fond, s’anéantit dans le toi, et pourtant l’être qui aime goûte alors la plus grande joie de vivre, car « c’est une loi que tout ce qui vit se réjouisse de sa propre vie ; et il n’y a pas de plaisir possible, si l’on ne s’aime soi-même. » Cela ne suffit point pour définir l’amour et il faut à présent marquer ses frontières, soit du côté de la sensualité, soit du côté de la spiritualité. L’amour sort de l’instinct, on ne peut le nier ; amour et désir partent ensemble de la représentation du plaisir des sens, mais de ce point ils se séparent, et, tandis que l’animal ne va pas au-delà du plaisir, l’homme a le pouvoir de concevoir son objet esthétiquement, et ce pouvoir de placer le beau dans l’amour ne distingue pas l’homme moins expressément que la faculté même du langage. Si donc la sensualité prédomine dans le commerce de l’amour, ce sentiment n’arrive pas à son plein état ; si c’est la spiritualité, au contraire, l’amour n’est plus qu’un rapport de sympathie, où a soufflé seulement l’instinct sexuel, « un soleil auprès d’un plus grand soleil ».

Reconnaîtrons-nous, sur ces données, un type de l’amour en don Juan ? Non pas, et si pourtant il nous faut « casser le bâton sur l’amour de don Juan », ce n’est point parce qu’il change d’objet ; il est possible d’aimer véritablement plus d’une fois ; l’instinct, qui domine ici la volonté, peut renouveler l’amour en nous, et la naissance d’un sentiment nouveau n’est pas une violation de notre serment, perce que le serment n’a pas été fait, l’amour ne se croyant jamais fugace. La fidélité, dit notre philosophe, nous protège contre les accidents du dehors, non contre ceux du dedans. Si don Juan n’aime pas, c’est qu’il ne connaît pas cette fidélité du cœur, c’est qu’il recherche le sexe et non telle ou telle femme, et qu’il n’a jamais réussi à s’anéantir dans ce qu’il aime.

« L’amour, en l’approchant, jure d’être éternel. »

Ce vers d’Alfred de Musset ne serait vrai que de l’amante de don Juan, et quant à lui, son infidélité est « son talon d’Achille ». Mais que dire de cet autre don Juan, de celui qui prend l’amour en artiste, et dont la passion, comme dit Gœthe, est une vague qui jette