Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 18.djvu/511

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
507
G. TARDE. — qu’est-ce qu’une société

des milliers de gens qui le copient en tout et pour tout, et lui empruntent même son prestige, en vertu duquel ils agissent sur des millions d’hommes inférieurs. Et c’est seulement quand cette action de haut en bas se sera épuisée qu’on verra, en temps démocratique, action inverse se produire, les millions d’hommes fasciner collectivement leurs anciens médiums et les mener à la baguette. Si toute société présente une hiérarchie, c’est parce que toute société présente la cascade dont je viens de parler, et à laquelle, pour être stable, sa hiérarchie doit correspondre.

Ce n’est point la crainte, d’ailleurs, je le répète, c’est l’admiration, ce n’est point la force de la victoire, c’est l’éclat de la supériorité sentie et gênante, qui donne lieu au somnambulisme social. Aussi arrive-t-il parfois que le vainqueur est magnétisé par le vaincu. De même qu’un chef sauvage dans une grande ville, un parvenu dans un salon aristocratique du dernier siècle, est tout yeux et tout oreilles, et charmé ou intimidé malgré son orgueil. Mais il n’a d’yeux et d’oreilles que pour tout ce qui l’étonne et déjà le captive. Car un mélange singulier d’anesthésie et d’hypéresthésie des sens est le caractère dominant des somnambules. Il copie donc tous les usages de ce monde nouveau, son langage, son accent. Tels les Germains dans le monde romain ; ils oublient l’allemand et parlent latin, ils font des hexamètres, ils se baignent dans des baignoires de marbre, il se font appeler patrices. Tels les Romains eux-mêmes importés dans Athènes vaincue par leurs armes. Tels les Hycsos conquérants de l’Égypte et subjugués par sa civilisation. — Mais qu’est-il besoin de fouiller l’histoire ? Regardons autour de nous. Cette espèce de paralysie momentanée de l’esprit, de la langue et des bras, cette perturbation profonde de tout l’être et cette dépossession de soi, qu’on appelle l’intimidation, mériterait une étude à part. L’intimidé, sous le regard de quelqu’un, s’échappe à lui-même, et tend à devenir maniable et malléable par autrui ; il le sent et veut résister, maïs il ne parvient qu’à s’immobiliser gauchement, assez fort encore pour neutraliser l’impulsion externe, mais non pour reconquérir son impulsion propre. On m’accordera peut-être que cet état singulier, par lequel nous avons tous plus ou moins passé à un certain âge, présente avec l’état somnambulique les plus grands rapports. Mais quand la timidité a pris fin, et qu’on s’est, comme on dit, mis à l’aise, est-ce à dire qu’on s’est démagnétisé ? Loin de là. Se mettre à l’aise, dans une société, c’est se mettre au ton et à la mode de ce milieu, parler son jargon, copier ses gestes, c’est enfin s’abandonner sans résistance à ces multiples et subtils courants d’influences ambiantes contre lesquels naguère on nageait en vain, et s’y abandonner