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ou plutôt de quelque camarade prestigieux, et ce réveil prétendu n’est qu’un changement ou une superposition de sommeils. Quand la magnétisation-mode se substitue à la magnétisation-coutume, symptôme ordinaire d’une révolution sociale qui commence, un phénomène analogue se produit, seulement sur une plus grande échelle.

Nous en sommes venus au point qu’il n’est plus besoin d’un objet aussi brillant, aussi éclatant que la gloire ou le génie d’un homme pour nous fasciner et nous endormir. Non seulement un nouveau qui arrive dans une cour de collège, mais un Japonais voyageant en Europe, mais un rural débarqué à Paris, sont frappés de stupeur comparable à l’état cataleptique. Leur attention, à force de s’attacher à tout ce qu’ils voient et entendent, surtout aux actions des êtres humains qui les entourent, se détache absolument de tout ce qu’ils ont vu et entendu jusqu’alors, même des actes et des pensées de leur vie passée. Ce n’est pas que leur mémoire soit abolie, elle n’a jamais été si vive, si prompte à entrer en scène et en mouvement au moindre mot qui évoque en eux la patrie lointaine, l’existence antérieure, le foyer, avec une richesse de détails hallucinatoire. Mais elle est devenue toute paralysée, dépourvue de toute spontanéité propre. Dans cet état singulier d’attention exclusive et forte, d’imagination forte et passive, ces êtres stupéfiés et enfiévrés subissent invinciblement le charme magique de leur nouveau milieu ; ils croient tout ce qu’ils voient croire, ils font tout ce qu’ils voient faire. Ils resteront ainsi longtemps. Penser spontanément est toujours plus fatigant que penser par autrui. Aussi, toutes les fois qu’un homme vit dans un milieu animé, dans une société intense et variée, qui lui fournit des spectacles et des concerts, des conversations et des lectures, toujours renouvelés, il se dispense par degrés de tout effort intellectuel ; et, s’engourdissant à la fois et se surexcitant de plus en plus, son esprit je le répète, se fait somnambule. C’est là l’état mental propre à beaucoup de citadins. Le mouvement et le bruit des rues, les étalages des magasins, l’agitation effrénée et impulsive de leur existence, leur font l’effet de passes magnétiques. Or, la vie urbaine, n’est-ce pas la vie sociale concentrée et par excellence ?

S’ils finissent pourtant, quelquefois, par devenir exemplaires à leur tour, n’est-ce pas aussi par imitation ? Supposez un somnambule qui pousse limitation de son médium jusqu’à devenir médium lui-même et magnétiser un tiers, lequel à son tour l’imitera, et ainsi de suite. N’est-ce pas là la vie sociale ? Cette cascade de magnétisations successives et enchaînées est la règle ; la magnétisation mutuelle dont je parlais tout à l’heure, n’est que l’exception. D’ordinaire, un homme naturellement prestigieux donne une impulsion, bientôt suivie par