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somnambule ne voit et n’entend, dit A. Maury, que ce qui rentre dans les préoccupations de son rêve. » Autrement dit, toute sa force de croyance et de désir se concentre sur son pôle unique. N’est-ce pas là justement l’effet de l’obéissance et de l’imitation par fascination, véritable névrose, sorte de polarisation inconsciente de l’amour et de la foi ?

Mais combien de grands hommes, de Ramsès à Alexandre, d’Alexandre à Mahomet, de Mahomet à Napoléon, ont ainsi polarisé l’âme de leur peuple ! Combien de fois la fixation prolongée de ce point brillant, la gloire ou le génie d’un homme, a-t-elle fait tomber tout un peuple en catalepsie ! La torpeur, on le sait, n’est qu’apparente dans l’état somnambulique ; elle masque une surexcitation extrême. De là les tours de force ou d’adresse que le somnambule accomplit sans s’en douter. Quelque chose de pareil s’est vu au début de notre siècle quand, très engourdie à la fois et très surexcitée, aussi passive que fiévreuse, la France militaire obéissait au geste de son fascinateur impérial et accomplissait des prodiges. Rien de plus propre que ce phénomène atavique à nous faire plonger dans le haut passé, à nous faire comprendre l’action exercée sur leurs contemporains par ces grands personnages demi-fabuleux que toutes les civilisations différentes placent à leur tête, et à qui leurs légendes attribuent la révélation de leurs métiers, de leurs connaissances, de leurs lois : Oannès en Babylonie, Quetz-alcoati au Mexique, les dynasties divines antérieures à Ménès en Égypte, etc. Regardons-y de près, tous ces rois-dieux principe commun de toutes les dynasties humaines et de toutes les mythologies, ont été des inventeurs ou des importateurs d’inventions étrangères, des initiateurs en un mot. Grâce à la stupeur profonde et ardente causée par leurs premiers miracles, chacune de leurs affirmations, chacun de leurs ordres, a été un débouché immense ouvert à l’immensité des aspirations impuissantes et indéterminées qu’ils avaient fait : naître, besoins de foi sans idée, besoins d’activité sans moyen d’action.

Quand nous parlons d’obéissance à présent, nous entendons par là un acte conscient et voulu. Mais l’obéissance primitive est tout autre. L’opérateur ordonne au somnambule de pleurer, et celui-ci pleure : ici ce n’est pas la personne seulement, c’est l’organisme tout entier qui obéit. L’obéissance des foules à certains tribuns, des armées à certains capitaines, est parfois presque aussi étrange. Et leur crédulité ne l’est pas moins. « C’est un curieux spectacle, dit M. Ch. Richet, que de voir un somnambule faire des gestes de dégoût, de nausée, éprouver une véritable suffocation, quand on lui