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G. TARDE. — qu’est-ce qu’une société

lule cérébrale, qui constitue la vie mentale ? Nous n’en savons rien. Connaissons-nous mieux l’essence de cette suggestion de personne à personne, qui constitue la vie sociale ? Non. Car, si nous prenons ce dernier fait en lui-même, dans son état de pureté et d’intensité supérieures, il se trouve ramené à un phénomène des plus mystérieux que nos aliénistes philosophes étudient de nos jours avec une curiosité passionnée, sans parvenir à le bien comprendre ; le somnambulisme. M. Richet et M. Bertrand ont entretenu de cet intéressant sujet les lecteurs de la Revue. Qu’on relise leurs articles ou d’autres travaux contemporains résumant d’innombrables expériences analogues, et on se convaincra que je ne me livre à aucun écart de fantaisie, en regardant l’homme social comme un véritable somnambule. Je crois me conformer au contraire à la méthode scientifique la plus rigoureuse en cherchant à éclairer le complexe par le simple, la combinaison par l’élément, et expliquer le lien social mélangé et compliqué, tel que nous le connaissons, par le lien social à la fois très pur et réduit à sa plus simple expression, lequel, pour l’instruction du sociologiste, est réalisé si heureusement dans l’état somnambulique. Supposez un homme qui, soustrait par hypothèse à toute influence extra-sociale, à la vue directe des objets naturels, aux obsessions spontanées de ses divers sens, n’ait de communication qu’avec ses semblables, et, d’abord, qu’avec l’un de ses semblables, pour simplifier la question : n’est-ce pas sur ce sujet de choix qu’il conviendra d’étudier, par l’expérience et l’observation, les caractères vraiment essentiels du rapport social, dégagé ainsi de toute influence d’ordre naturel et physique propre à la compliquer ? Mais l’hypnotisme et le somnambulisme ne sont-ils pas précisément la réalisation de cette hypothèse ? On ne s’étonnera donc pas de me voir passer en revue les principaux phénomènes de ces états singuliers, et les retrouver à fois agrandis et atténués, dissimulés et transparents dans les phénomènes sociaux. Peut-être à l’aide de ce rapprochement, comprendrons-nous mieux le fait réputé anormal, en constatant à quel point il est général, et le fait général en apercevant en haut relief dans l’anomalie apparente ses traits distinctifs.

L’état social, comme l’état somnambulique, n’est qu’une forme du rêve, un rêve de commande et un rêve en action. N’avoir que de idées suggérées et les croire spontanées : telle est l’illusion propre au somnambule, et aussi bien à l’homme social. Pour reconnaître l’exactitude de ce point de vue sociologique, il ne faut pas nous considérer nous-mêmes ; car admettre cette vérité en ce qui nous concerne, ce serait échapper à l’aveuglement qu’elle affirme, et par suite fournir un argument contre elle. Mais il faut songer à quelque