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produite par répétition volontaire ou forcée de ce qui a été au début une innovation individuelle. Mais cela ne suffit pas. Quand l’homogène dont je parle, éther, protoplasme, masse populaire égalisée et nivelée, se différencie pour s’organiser, la force qui le contraint à sortir de lui-même, n’est-ce pas encore la même cause, du moins si nous en jugeons par ce qui se passe dans nos sociétés ? Après le prosélytisme qui assimile un peuple, vient le despotisme qui l’emploie et lui impose une hiérarchie ; mais le despote et l’apôtre sont également des réfractaires, à qui pesait le joug niveleur ou aristocratique d’autrui. Pour une dissidence, pour une rébellion individuelle qui triomphe ainsi, il en est, il est vrai, des millions et des milliards qui sont étouffées sous leur ombre ; mais celles-ci n’en sont pas moins la pépinière des grandes rénovations de l’avenir. Ce luxe de variations, cette exubérance de fantaisies pittoresques et de capricieuses broderies, que la nature déploie magnifiquement sous son austère appareil de lois, de répétitions, de rythmes séculaires, ne peut avoir qu’une source : l’originalité tumultueuse des éléments mal domptés par ces jougs, la diversité profonde et innée qui, à travers toutes ces uniformités législatives, réapparaît jaillissante et transfigurée à la belle surface des choses.

Nous ne poursuivrons pas ces dernières considérations qui nous écarteraient de notre sujet. J’ai seulement voulu montrer que la recherche des lois, c’est-à-dire des faits similaires, soit dans la nature, soit dans l’histoire, ne doit point nous faire oublier leurs agents cachés, individuels et originaux. Laissant donc de côté ceux-ci, nous pouvons déduire de ce qui précède un enseignement utile : l’assimilation jointe à légalisation des membres d’une société n’est point, comme on est porté à le penser, le terme final d’un progrès social antérieur, mais au contraire le point de départ d’un progrès social nouveau. Toute nouvelle forme de la civilisation commence par là : communautés égalitaires et uniformes des premiers chrétiens où l’évêque était un fidèle comme un autre, et où le pape ne se distinguait pas de l’évêque ; armées franques où la distribution du butin se faisait par égales portions entre le roi et ses compagnons d’armes, société musulmane à ses débuts, etc. Les premiers khalifes qui ont succédé à Mahomet plaidaient devant les tribunaux comme de simples mahométans ; l’égalité de tous les fils du prophète devant le Coran n’était pas encore devenue une simple fiction comme est destinée à le devenir un jour, inévitablement, l’égalité des Français ou des Européens devant la loi. Puis, par degrés, une inégalité profonde, condition d’une organisation solide, s’est creusée dans le monde arabe, à peu près comme s’est formée la hiérarchie cléricale du catholicisme ou la pyramide