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G. TARDE. — qu’est-ce qu’une société

tement à l’une des exigences de notre manière de voir, aussi bien que la théorie protoplasmique de la vie aujourd’hui acceptée par tous. Une masse d’enfants élevés en commun, ayant reçu la même éducation dans le même milieu, et non encore différenciée en classes et en professions : telle est la matière première de la société. Elle pétrit cela, et en forme, par voie de différenciation fonctionnelle, inévitable et forcée, une nation. Une certaine masse de protoplasme, c’est-à-dire de molécules organisables mais non organisées, toutes pareilles, toutes assimilées les unes aux autres par la vertu de ce mode obscur de reproduction d’où elles sont sorties ; voilà la matière première de la vie. Elle fait de cela des cellules, des tissus, des individus, des espèces. Enfin, une masse d’éther homogène, composée d’éléments agités de vibrations toutes semblables, rapidement échangées : voilà, si j’en crois nos chimistes spéculatifs, la matière première de la matière. Avec cela se sont faits tous les corpuscules et tous les corps, si hétérogènes qu’ils puissent être. Car un corps n’est qu’un accord de vibrations différenciées et hiérarchisées, séparément reproduites en séries distinctes et entrelacées, comme un organisme n’est qu’un accord d’intra-générations élémentaires, différentes et harmonieuses, de lignées distinctes et entrelacées d’éléments histologiques, comme une nation n’est qu’un accord de traditions, de mœurs, d’éducations, de tendances, d’idées, qui se propagent imitativement par des voies différentes, mais se subordonnent hiérarchiquement, et fraternellement s’entr’aident.

La loi de différenciation intervient donc ici. Mais il n’est pas inutile de faire remarquer que l’homogène sur lequel elle s’exerce, sous trois formes superposées, est un homogène superficiel, quoique réel, et que notre point de vue sociologique nous conduirait, par le prolongement de l’analogie, à admettre dans le protoplasme des éléments aux physionomies très individuelles sous leur masque uniforme, et dans l’éther lui-même, des atomes aussi caractérisés individuellement que pouvent l’être les enfants de l’école la mieux disciplinée. L’hétérogène et non l’homogène est au cœur des choses. Quoi de plus invraisemblable, ou de plus absurde, que la co-existence d’élements innombrables nés co-éternellement similaires ? On ne naît pas, on devient semblables. Et d’ailleurs la diversité innée des éléments, n’est-ce pas la seule justification possible de leur altérité ?

Nous irions volontiers plus loin : sans cet hétérogène initial et fondamental, l’homogène qui le recouvre et le dissimule n’aurait jamais été ni n’aurait pu être. Toute homogénéité, en effet, est une similitude de parties, et toute similitude est le résultat d’une assimilation